https://www.alternatives-economiques.fr/dangereuses-mutations-travail-de-lemploi/00083625
Gregory Verdugo
Le travail a pris un nouveau tournant durant les trois dernières décennies. Si l’après-Seconde Guerre mondiale avait vu les inégalités de salaires reculer, depuis les années 1980, les écarts se creusent toujours plus. Aux Etats-Unis, un cadre gagne aujourd’hui cinq fois plus qu’un ouvrier, alors que l’écart n’était que de trois en 1970. A cet essor des inégalités s’ajoute une recomposition profonde des emplois dans un sens favorable aux plus qualifiés et défavorable aux moins qualifiés. Les économistes parlent ainsi de polarisation pour désigner ce mouvement où s’accroissent simultanément les emplois peu qualifiés et mal payés, d’un côté, et les bons emplois très qualifiés mais devenus difficilement accessibles, de l’autre.
Le changement technologique contemporain qu’a déclenché l’informatique et qui a révolutionné l’organisation des entreprises est le principal coupable de la polarisation. Dans les années 2000, le grand bond en avant du commerce international a accéléré la polarisation en conduisant les entreprises des pays développés à se spécialiser dans les tâches les plus sophistiquées de la production. Mais si ces transformations ont touché l’ensemble des pays développés, certains pays ont réussi à protéger les bas salaires. Les économistes ont cherché à comprendre pourquoi.
Pour étudier l’évolution de la qualité des emplois, les économistes Alan Manning (London School of Economics) et Maarten Goos et Anna Salomons (université d’Utrecht) ont exploré les données très riches de l’”Enquête européenne sur les forces de travail” pour seize pays européens sur la période 1993 à 2010. Ils définissent trois grandes catégories à partir du salaire moyen par emploi en 1993 : les emplois peu qualifiés, les emplois intermédiaires et les emplois très qualifiés. Les emplois peu qualifiés se trouvent surtout dans le secteur des services à la personne, tandis que les emplois intermédiaires rassemblent des emplois d’ouvriers et d’employés. Les emplois très qualifiés sont ceux d’ingénieurs et de cadres.
Alan Manning et ses coauteurs calculent comment évolue la part de ces trois groupes dans l’emploi total. Leurs résultats indiquent que l’emploi se polarise dans la plupart des pays (voir graphique). La part des emplois intermédiaires est en forte baisse au profit d’une hausse des emplois soit peu qualifiés, soit très qualifiés. La chute est nette : l’emploi intermédiaire recule de 8 points de pourcentage en France, 12 points en Espagne, 11 points au Royaume-Uni, 10 points en Suède et au Danemark, 6 points en Allemagne et 5 points au Portugal.
A l’inverse, les parts des emplois peu qualifiés et des très qualifiés sont en nette expansion. En France, ces deux groupes augmentent de manière symétrique, d’environ 4 points de pourcentage. Autrement dit, pour deux emplois intermédiaires qui disparaissent, un emploi très qualifié et un emploi peu qualifié sont créés.
En raison de leur coût et de leur efficacité, les ordinateurs se sont avérés très doués pour effectuer les tâches dites “routinières” – élémentaires et répétitives – qui caractérisaient le travail humain dans les emplois intermédiaires. Ces machines peuvent commander un robot industriel, établir des feuilles de paye, distribuer de l’argent… Les emplois les plus détruits par l’informatisation furent ainsi ceux des opérateurs sur des chaînes de production, massivement automatisées, mais aussi ceux des employés de bureau.
Au contraire, les plus qualifiés ont été les vainqueurs du progrès technologique. En décuplant la quantité d’information à portée de main, Internet facilite l’expertise et permet de se concentrer sur les tâches d’analyse. Non seulement les ordinateurs n’ont pas remplacé leur travail, mais ils l’ont rendu plus productif. Grâce aux progrès de l’informatique, les entreprises ont demandé toujours plus de travail qualifié et ont ainsi absorbé des cohortes de diplômés du supérieur de plus en plus larges sans que leurs salaires n’en pâtissent.
L’ouverture aux échanges internationaux a pour vertu de décupler les choix des consommateurs et de modérer les prix. En libérant du pouvoir d’achat, elle stimule la demande et l’emploi dans les services. Mais derrière le consommateur se trouve aussi un travailleur dont les intérêts sont parfois opposés. Si le commerce international favorise le premier, son effet sur le second est plus ambigu.
Ainsi, depuis les années 2000, l’emploi intermédiaire a été victime de la croissance du commerce avec les pays en développement. L’accélération du commerce avec les pays à bas coûts du travail a conduit les entreprises des pays développés à se spécialiser dans les tâches les plus sophistiquées de conception, celles où l’analyse d’information et la créativité sont mobilisées. Au contraire, les tâches basiques de production sont toujours plus externalisées, ce qui a entraîné la destruction d’une grande partie des emplois industriels intermédiaires dans les pays développés.
Des études récentes sur les Etats-Unis et la France montrent que, durant les années 2000, à la suite du boom des importations lié à l’accession de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le marché du travail s’est dégradé dans les régions les plus concurrencées par la Chine. Pour la France, les destructions d’emplois industriels liées à la concurrence chinoise sont estimées à 100 000 entre 2001 et 2007, soit 20 % des 500 000 postes perdus dans ce secteur.
Shukuru : première partie d’un article qui évoque l’évolution du travail dans un contexte de mondialisation