Pour Google, c’est un coup dur. Après près de cinq ans d’enquête sur un éventuel abus de position dominante sur la recherche en ligne, la Commission européenne a finalement décidé, mercredi 15 avril, d’envoyer au groupe Internet américain ce que l’on appelle dans le jargon bruxellois une « communication de griefs », c’est-à-dire un acte d’accusation en bonne et due forme. L’annonce devait être faite par la commissaire à la concurrence, la Danoise Margrethe Vestager, chargée du dossier depuis sa prise de fonctions, en novembre 2014. Contacté mercredi matin, Google ne souhaitait pas commenter.
Si cette décision ne préjuge pas d’une sanction ultérieure contre Google, c’est la première fois dans son histoire que le groupe américain est reconnu coupable d’avoir enfreint la loi antitrust. De quoi écorner un peu l’image de ce géant, fondé en 1998, dont la domination, sur la recherche en ligne, le mobile, le traitement des données personnelles de manière générale inquiète de plus en plus, surtout en Europe.
Aux Etats-Unis, la Federal Trade Commission (FTC), responsable des questions de concurrence et de protection du consommateur, avait finalement blanchi Google d’abus de position dominante, en 2013.
Par ailleurs, Bruxelles a aussi annoncé, mercredi, avoir décidé de lancer une enquête formelle sur d’éventuelles infractions à la loi antitrust concernant Android, le système d’exploitation du groupe américain. Une enquête informelle était en cours depuis des dépôts de plainte, en 2013.
La trentaine de plaignants (dont Microsoft) qui accusent la multinationale de mettre davantage en avant ses services que les leurs dans les résultats de recherche des internautes sur son moteur et réclamaient depuis longtemps la « manière forte » contre Google se réjouit, logiquement, de cette décision.
« Cette notification des griefs représente un pas significatif pour faire stopper les pratiques anticoncurrentielles de Google, qui ont nui à l’innovation et au choix des consommateurs », avaient d’ailleurs réagi, par avance, mardi 14 avril, une des associations de plaignants, FairSearch Europe, dans l’attente de la confirmation de la décision de Bruxelles.
A dater de l’envoi de cette notification, Google dispose de deux mois (pouvant être prolongés d’un mois) pour préparer sa défense. Puis pourrait suivre une audition organisée par la Commission. Cette dernière ne rendra sa décision qu’à l’issue de ces étapes, c’est-à-dire au plus tôt fin 2015.
Le géant de l’Internet risque une amende pouvant aller jusqu’à 10 % de son chiffre d’affaires mondial (soit plus de 6 milliards d’euros). Mais ce ne serait pas le pire pour un groupe aussi riche (66 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2014, soit 62 milliards d’euros, pour 14 milliards de dollars de profits).
La Commission pourrait surtout lui imposer des actions « correctives » de nature à transformer son modèle économique. « Peut-être une séparation radicale, dans le résultat des recherches, entre les liens sponsorisés et les autres résultats de recherche », suggère un bon connaisseur bruxellois du dossier.
Bruxelles ira-t-elle jusqu’à recommander un démantèlement du géant américain, comme l’ont demandé les eurodéputés, qui ont voté, symboliquement, en novembre 2014, en faveur d’une scission entre le moteur de recherche et les autres services commerciaux du groupe ? C’est très peu probable, estime une source proche du dossier.
Mais il n’est pas non plus exclu que, malgré l’envoi de la notification de griefs, Google et la Commission parviennent quand même à un accord négocié, dans les mois qui viennent, sans sanction ni imposition d’actions correctives, Google s’engageant à prendre des mesures de son propre chef. Le groupe américain étant très soucieux de préserver sa réputation en Europe, cette voie est tout à fait possible.
David Wood, l’avocat d’Icomp, un syndicat de sociétés Web regroupant des plaignants contre Google (dont la britannique Foundem et Microsoft), reconnaît que cette option est plausible. Mais, estime-t-il, « le fait d’envoyer une notification de griefs à Google donne quand même à la Commission une bien meilleure position de négociation pour parvenir à un accord sur des mesures correctives ».
La décision prise par Mme Vestager et les services de la puissante « direction générale à la concurrence » de la Commission européenne marque une rupture complète avec la politique suivie ces quatre dernières années par Bruxelles vis-à-vis de Google.
Depuis l’ouverture formelle de l’enquête, en novembre 2010, à la suite de trois plaintes initiales de petites sociétés (l’allemande Ciao, la britannique Foundem et la française Ejustice.fr), Joaquin Almunia, le prédécesseur de Mme Vestager, n’a jamais voulu en arriver à un acte d’accusation et a cherché, par trois fois, la voie de la conciliation.
Mais il a fini par renoncer à cette stratégie, sous la pression des plaignants, de quelques politiques (notamment le ministre de l’économie allemand Sigmar Gabriel et son homologue français Arnaud Montebourg, montés en première ligne mi-2014) et d’autres commissaires au sein de la précédente Commission Manuel Barroso (dont l’allemand Gunther Oettinger, actuel commissaire chargé du numérique, très remonté alors contre Google).
Tous estimaient que les améliorations proposées par le géant de l’Internet à la Commission ne corrigeraient qu’à la marge, voire, au contraire, aggraveraient la situation dominante de son moteur sur le Web. Aujourd’hui, en Europe, plus de 80 % des recherches en ligne sont toujours effectuées en utilisant Google.
La décision de Bruxelles concernant Google est sans précédent, depuis les jugements européens concernant Microsoft, au début des années 2000, qui a dû au total verser plus de 2 milliards d’euros d’amendes. Cela va donner de l’eau au moulin de ceux qui disent que l’Europe « en veut » à Google et plus généralement au high-tech américain.
L’acte d’accusation de la Commission s’ajoute en effet à une série, ces dernières années, de réactions des Européens contre de nouveaux « modèles économiques » : interdiction d’Uber dans certains pays, instauration de taxes « anti-Google » en Allemagne et en Espagne, enquêtes européennes sur des aides d’Etat illégales qui auraient bénéficié à Apple (en Irlande) ou à Facebook (au Luxembourg)…
Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)
Correspondante à Bruxelles
Le Monde.fr | 15.04.2015 à 07h54