Il aurait pu avoir une médaille d’honneur, couleur vermeil. Celle que l’on donne aux travailleurs après trente ans de bons et loyaux services, avec, en bonus, une gratification de l’employeur, si ce dernier est généreux. Mais au lieu de tout cela, il n’a eu droit qu’à prendre la porte. Son tort ? Avoir réclamé un peu de stabilité après avoir enchaîné 703 contrats d’intérim comme manutentionnaire puis cariste, pour le compte d’une seule et même entreprise, Placoplatre, filiale du groupe Saint-Gobain. C’était en 2013. L’intérimaire, un Malien arrivé en France en 1982, embauché par le biais de la société d’intérim Manpower, a «simplement demandé à Placoplatre d’être en CDI», raconte Régis Verbeke du syndicat Force ouvrière (FO). Mais le sésame, indispensable pour faire venir sa femme et ses enfants en France, lui a été refusé «au motif qu’il ne parlait pas assez bien français», précise le délégué syndical qui l’aide dans son combat. Alors, après avoir travaillé sans broncher et sans vacances, pendant des années, l’homme de 55 ans, locataire d’un foyer de migrants en Seine-Saint-Denis, a décidé d’attaquer Manpower France et la société Placoplatre aux prud’hommes. A la barre du tribunal de Bobigny, il devait demander, ce mercredi, à 13h30, la requalification de ses missions d’intérim en contrat à durée indéterminée. Avant de renoncer à l’action en justice.
«Timide», «ne parlant pas bien français», selon les proches du dossier, l’intérimaire ne veut pas s’exprimer. De quoi rassurer Manpower France qui évoque un dossier «déontologiquement sensible», mais ne souhaite pas, non plus, en dire plus sur le sujet. Soucieux d’arrêter cette histoire depuis sa médiatisation, le groupe aurait, selon nos informations, proposé, dans une première phase de conciliation, un chèque de 60 000 euros à l’intérimaire. Ce dernier demandait de son côté 150 000 euros pour la perte de son emploi et les dommages subis. «Une issue à l’amiable a été trouvée, mais nous ne souhaitons pas communiquer sur le contenu», conclut Manpower.
L’affaire, du «jamais vu», selon le délégué FO, est désormais close. Mais le cas est loin d’être isolé, selon lui. Même constat d’André Fadda, secrétaire général de la CGT intérimaire qui note que «les tribunaux des Prud’hommes regorgent d’histoire comme celle-là». Le syndicaliste dénonce les renouvellements des contrats successifs sans limite, un système «généralisé par le patronat, en toute illégitimité et avec la complaisance du ministère du Travail depuis les années 90». Sous-traitance des sites industriels, aéroportuaire, logistique, BTP, plusieurs secteurs seraient, selon les syndicats, touchés par de tels abus au Code du travail. «A Saint-Nazaire, par exemple, une entreprise d’installation de tuyauterie a remporté un contrat commercial sur le chantier naval de huit mois, mais n’a signé que des contrats à la semaine à des intérimaires, raconte André Fadda. Cela permet aux entreprises de se soustraire aux risques économiques et de jeter les gens au bout de quelques jours s’ils se plaignent des conditions de travail ou de sécurité, ou quand ils sont simplement épuisés par le rythme des heures supplémentaires».
Difficile dans ces conditions pour les intérimaires de se faire entendre. «Ils n’osent pas, résume Régis Verbeke de FO, surtout les étrangers qui ne maîtrisent pas assez la langue, n’ont parfois jamais entendu parler de syndicat et craignent pour leur titre de séjour». Mais s’il reconnaît qu’il n’est pas évident de mobiliser, le délégué FO espère que cette affaire créera un «effet boule de neige».
La législation encadrant le recours à l’intérim est pourtant précise. En France, l’appel à un intérimaire est uniquement possible pour remplacer un salarié (sauf pour une grève) ou afin d’assurer la continuité de l’activité de l’entreprise en cas notamment d’accroissement temporaire d’activité ou d’emploi à caractère saisonnier. Ainsi, selon le Code du travail, le contrat d’intérim, «quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise utilisatrice». Ce qui fait de la loi française, «la règlementation la plus pointilleuse et rigide d’Europe», selon François Roux, délégué général de Prism’emploi, l’organisation professionnelle des sociétés d’intérim. Aussi, avec 16 millions de contrats de travail intérimaires signés chaque année, l’affaire de l’intérimaire de Placoplatre est «statistiquement explicable», selon lui, et ne remet pas en cause l’«exemplarité» d’un secteur «très dépendant de la chaîne de décision et des informations données par le client».
Les syndicalistes, eux, dénoncent des brèches nombreuses dans lesquelles s’engouffrent les employeurs. «Certaines sociétés jonglent avec les faux remplacements, d’autres trichent sur les motifs et prétextent un accroissement temporaire d’activité injustifié», explique André Fadda de la CGT. Un constat légèrement nuancé par un délégué CGT du secteur de l’aéroportuaire: «Par peur des tribunaux, certaines sociétés se sont mises au propre et ont revu leur mode de gestion des contrats intérimaires».
Depuis mars 2014, les entreprises disposent par ailleurs d’un nouvel outil pour trouver un équilibre entre flexibilité et respect du Code du travail: le CDI intérimaire (CDI-I), issu de l’accord sur la sécurisation des parcours professionnels des intérimaires de 2013. Avec ce nouveau type de contrat, les salariés intérimaires disposent, entre leurs missions, de périodes d’intermission payées au Smic, mais au cours desquelles ils sont tenus d’être à la disposition de l’entreprise de travail temporaire qui l’a embauché. Pour le gouvernement, il s’agit de sécuriser les parcours professionnels. Mais les syndicats FO et CGT se sont montrés très critiques face à ce nouveau contrat accusé de rendre les intérimaires toujours plus corvéables. «C’est un bracelet posé au poignet de l’intérimaire pour le faire travailler quand on veut. On revient aux années 80, quand on faisait faire tout et n’importe quoi aux intérimaires», pointe Régis Verbeke de FO.
Reste que, pour l’heure, le dispositif est loin de faire un carton plein. A ce jour, Prism’emploi recense environ 2500 CDI-I signés, bien loin de l’objectif initial fixé par la profession d’atteindre 20 000 contrats en trois ans. Et ce alors que le secteur connaît «une baisse d’activité considérable depuis 2012, avec une perte de 70 000 emplois en trois ans, estime François Roux de Prism’emploi qui note toutefois une petite reprise cette année. Selon Pôle emploi, le nombre d’intérimaires en mai s’établit à 614 900 en valeur corrigée des variations saisonnières. Soit une hausse de 1% sur un mois et une progression de 4,5% sur un an.
Amandine CAILHOL, Libération 9 juillet 2015
L’intérim a été conçu pour permettre aux entreprises de remplacer ponctuellement un travailleur absent (un serveur dans un restaurant par exemple) et/ou pour faire face à un surcroît temporaire de travail.
Le cas de cet homme relève de la deuxième possibilité. Mais le temporaire est une notion différente pour un employeur et pour un travailleur. Peut être que la filiale de St Gobain (leader mondial de l’habitat selon son site) estime que 30 ans représente une période temporaire.
Ce qu’il faut constater :
– la notion de flexibilité pour les entreprises (celle qui doit permettre de lutter contre le chômage sans pénaliser les entreprises), est parfaitement maîtrisée par les entreprises qui l’utilisent aux dépens des travailleurs
– l’existence des syndicats apparaît indispensable pour limiter et contrôler les abus des employeurs
– l’arrangement à l’amiable est surtout favorable à l’entreprise qui évite les poursuite et paye probablement moins que ce que la justice aurait pu lui infliger comme dommage et intérêt.
Finalement, on peut conclure que les entreprises profitent d’une législation et d’un code du travail qui ne défend pas tant que cela le travailleur (c’est vrai qu’il n’y a que très peu de contrôle puisque les inspecteurs du travail sont trop peu nombreux). Ainsi le concept de flexicurité apparaît comme une idée saugrenue face à de telles entreprises. L’Etat et donc la collectivité devrait prendre en charge la formation, les périodes de chômage … pour que l’employeur puisse embaucher.
On pourra toujours objecter que toutes les entreprises n’abusent pas ainsi mais cet argument ne repose que sur la méthode coué.
L’esclavage moderne existe, les entreprises l’ont développé.
Vive le capitalisme, vive l’esprit d’entreprise.
Shukuru