Par Henri Bourguinat (Professeur émérite d’économie à l’université Montesquieu-Bordeaux-IV)
Signe des temps, voilà qu’on annonce le recul, sinon la disparition, de l’argent liquide. Nos chers billets et pièces seraient sur le point de s’effacer. Il est clair que – hormis, peut-être, pour la menue monnaie du Caddie des grandes surfaces – tout se règle de plus en plus par chèque ou, plus encore, par ces rectangles presque magiques que sont nos Cartes bleues. A tous les niveaux, on s’acharne à décourager les règlements en espèces, de plus en plus considérés comme ringards, pour ne pas dire arriérés.
Bien sûr, cela se comprend, eu égard à la commodité et à la rapidité sans cesse accrue d’une société de plus en plus pénétrée par le numérique. Néanmoins, on ne peut s’empêcher d’être plutôt réservé, lorsque notre banque nous annonce qu’elle ferme ses guichets au profit des automates pour distribuer des billets ; plus encore quand, au Forum économique mondial de Davos, en janvier, Christine Lagarde, directrice du Fonds monétaire international, paraît – rapport fouillé à l’appui – se rallier à la « société sans cash » de demain. Elle rejoint en cela le ministre français des finances, Michel Sapin, qui déclare lui-même que« la Banque centrale européenne [BCE] pourrait alors mieux insuffler de l’inflation grâce aux taux négatifs ».
Si le nombre des ralliements à la diminution, voire à la suppression du cash, explose, c’est d’abord parce que la politique monétaire actuelle s’épuise. Après les Etats-Unis, qui ont choisi, de 2010 à 2014, d’inonder les marchés de liquidités (3 500 milliards de dollars, soit environ 3 200 milliards d’euros), avec le fameux « assouplissement quantitatif » (quantitative easing, QE), c’est la BCE, en reprenant généreusement toutes les obligations et titres à long terme que lui présentent les banques européennes, qui a pris le relais.
Le principe est prorogé d’un an, et les montants initiaux largement dépassés (1 500 milliards d’euros contre 1 140 milliards d’euros). Le président de la BCE, Mario Draghi, prévient qu’il est prêt à aller plus loin. La politique de la BCE n’est limitée « ni en volume ni en intensité ».
Inefficacité de la politique monétaire de surliquidité
En fait, la volonté de plus en plus manifeste de faire reculer le « cash » est directement liée à l’inefficacité de cette politique monétaire de surliquidité. Alors qu’aux Etats-Unis on s’oriente vers l’abandon du QE, l’Europe, elle, ouvre davantage les vannes.
Mais, comme on arrive à la limite des taux d’intérêt proches de zéro, on semble, dès lors, ne pouvoir éviter d’élargir la place des taux négatifs. Déjà, sur les 9 000 milliards d’euros d’obligations émises par les pays de l’Union européenne, 2 000 milliards le sont à taux négatifs.
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Partout, on s’endette non pas en payant un intérêt, mais en recevant une rémunération. C’est là le monde à l’envers qui s’installe. Jusqu’à la BCE elle-même qui, pour reprendre d’une main ce qu’elle a donné de l’autre, exige que les déposants acquittent un taux d’intérêt (0,3 %).
Et les dégâts sont là : ces taux d’intérêt négatifs ne sont plus des signaux pertinents pour l’affectation des ressources ; ils renforcent l’addiction à l’endettement et pénalisent l’épargnant, sans, notablement, entraîner l’économie réelle. L’inflation tant désirée n’est pas non plus au rendez-vous. Cela n’empêche pas les décideurs de compter sur cette arme car, avec des taux positifs de plus en plus proches de zéro, ils ne peuvent guère aller plus loin dans le sens de la baisse.
Pauvres harpagons attardés
C’est ici que la croisade anticash prend tout son sens. Avec l’argent liquide détenu en espèces, la population disposerait d’un recours : entre des avoirs en billets ou en pièces qui ne rapporteraient rien et ceux qui seraient soumis à des taux négatifs qu’on leur imposerait pour garder leur argent en banque, l’arbitrage au profit du cash serait vite évident.
En plus de l’or, ils disposeraient d’un refuge, sans doute peu commode à stocker, mais non pénalisé par les taux. Par rapport à ce pis-aller, les modernistes ont beau jeu de vanter les extraordinaires avantages du numérique. Dès lors, disent-ils, n’hésitons pas à faire en sorte que le minimum d’encaisses tangibles reste aux mains de la population, faisons en sorte que le maximum aille vers des formes modernes (paiements sans contact ou, bientôt, avec le « block chain », ce grand livre électronique évoqué à Davos, qui permettrait d’enregistrer entre pairs toutes les transactions cryptées, sans aucun intermédiaire). Par comparaison avec ces projets prometteurs, la défense du cash paraît devoir seulement attirer de pauvres harpagons attardés.
Pourtant, avant de franchir le pas et de nous rallier au camp des anticash, un motif majeur – outre les dangers du taux négatif – nous retient. La société sans cash qu’on nous promet grâce au numérique donnerait aux décideurs – sans possibilité d’échappatoire pour les particuliers, faute d’avoir assez d’argent liquide – les moyens de contrôler tout le système : pensons au verrouillage récent des retraits de cash en Grèce.
Gageons qu’il serait bien préférable de ne pas essayer de bousculer le cash, tout en laissant la technique faire son œuvre. On éviterait ainsi de trop encourager les taux négatifs, qui finiront, si l’on n’y prend garde, par miner la confiance qu’on doit avoir dans la monnaie.
Henri Bourguinat est notamment l’auteur, avec Eric Briys, deL’Arrogance de la finance. Comment la théorie financière a produit le krach, La Découverte, 2009.
Henri Bourguinat, le Monde.fr 2 mars 2016