Les échos 9 juillet 2013
Devant ce cadre du groupe chimiste Degussa, sur la table, des documents résument 30 ans d’une entente secrète montée par plusieurs chimistes – son employeur, Degussa, et sa filiale Peroxid Chemie, mais aussi AkzoNobel, Atofina… – pour mettre en coupe réglée un marché bien particulier, les péroxydes organiques. A partir de 1971, ces groupes se sont retrouvés dans des réunions secrètes, se répartissant les clients et se mettant d’accord sur les prix.
La conspiration aura tenu presque trois décennies. Jusqu’à la trahison. En avril 2000, les dirigeants d’AkzoNobel décident de dénoncer, auprès de la Commission européenne, le trafic dans lequel ils ont trempé. Un soudain remords ? Pas vraiment : le groupe veut seulement profiter de ce qu’on appelle la procédure de clémence. Le premier à dénoncer un cartel auquel il participe voit l’amende salée qu’il aurait dû payer annulée. Mais même les autres participants ont intérêt à collaborer : le deuxième à passer aux aveux peut voir son amende réduite de 30 à 50 %, le troisième de 20 à 30 %, etc. La protection du repenti de la lutte contre la mafia, adaptée à la vie des affaires.
Après les aveux d’Akzo, c’est la panique. Rapidement, Atofina fait de même. Quelques mois plus tard, c’est Degussa qui veut collaborer. Mais ses dirigeants sont un peu refroidis par les fonctionnaires de l’exécutif européen : “C’est très bien d’être venu nous voir, mais il faut nous apporter des preuves que nous n’avons pas encore pour prétendre à une remise de peine.” Comment faire ? Tous les documents prouvant l’entente sont à Zurich, cachés dans le coffre-fort de Treuhand, la société suisse qui coordonne le cartel. Il n’y a qu’une seule solution : un directeur de Degussa prend l’avion direction Zurich, prétexte une demande quelconque auprès de Treuhand pour photographier en cachette les documents compromettants. Quelques jours plus tard, les fonctionnaires de la Commission ont tous les clichés sur leurs bureaux. Et notamment celui immortalisant le deal fondateur, un papier rose de 1971 fixant le cadre de ce cartel. Un coup de maître, qui permet à Bruxelles de boucler son enquête. En 2003, les sanctions tombent. Degussa a droit à une ristourne de 25 % sur l’amende de 34 millions qu’il aurait dû payer.
Des histoires rocambolesques de ce type, les fonctionnaires de la toute-puissante Direction générale de la concurrence pourraient en raconter des dizaines. Désormais, on se bouscule pour dénoncer les ententes secrètes depuis dix ans, environ 80 % de ces ententes sont punies au niveau européen grâce à un “délateur”.
Entre 1995 et 1999, la Commission n’a infligé “que” 292 millions d’euros d’amendes pour punir des ententes. Ensuite, tout change : on passe à 3,4 milliards entre 2000 et 2004, et à 9,4 milliards entre 2005 et 2009 ! Entre 2010 et 2012, ce sont encore 5,4 milliards. Sans cette délation, Bruxelles et les autorités de la concurrence seraient bien démunies pour faire respecter la loi.
Mille précautions sont prises pour échapper aux inspecteurs. En Allemagne, les dirigeants de constructeurs de camions de pompiers avaient acheté des téléphones aux recharges prépayées, sans abonnement nominatif, pour communiquer discrètement entre eux. Exactement comme les trafiquants de drogue des cités de Baltimore de la série culte “The Wire” !
Dans le cas du fret aérien – pour lequel Bruxelles a infligé l’an dernier de lourdes amendes pour un montant total de 169 millions d’euros – des cadres de grands groupes (UPS, Panalpina, Kühne & Nagel, Deutsche Post, Deutsche Bahn, etc.) avaient créé des adresses e-mail spécifiques sur Yahoo! pour ne pas avoir à utiliser leurs messageries d’entreprise. La personne chargée de gérer le cartel était un fan de plantes vertes. Il avait donc créé un “club de jardinage” avec ses collègues pour parler “asperges” ou bien “courgettes”. Chaque légume désignait en fait un mécanisme de surtaxe spécifique.
Souvent, cette sophistication explique que ces cartels puissent durer de longues années. Mais celui-ci a fini par tomber, comme beaucoup d’autres. Il arrive toujours un moment où l’un des membres du club finit par dénoncer tous ses camarades.
La plupart du temps, ce sont les entreprises elles-mêmes qui dénoncent les cartels auxquels elles ont participé. Parfois ceux-ci fonctionnent tellement bien que leurs membres sont de plus en plus nombreux, avec donc un degré de loyauté qui s’amenuise. Mais la raison la plus répandue est bien plus simple : souvent le pot aux roses est découvert quand l’une des entreprises du cartel est rachetée. Le nouveau propriétaire s’en aperçoit et, pour ne pas être mêlé à ça, préfère dénoncer.