Lorsque Martin Thibault, sociologue du travail à l’université de Limoges, a entamé son enquête, Ouvriers malgré tout (Raison d’agir éditions, 2013), auprès des agents de maintenance de la RATP, l’entreprise lui a répondu qu’il n’y avait pas d’ouvrier chez elle. Souvent, les agents eux-mêmes ne se disaient pas ouvriers, jusqu’à ce qu’ils soient rattrapés par la réalité de leur métier – physique, répétitif, très encadré et exercé dans des hangars où il fait trop chaud ou trop froid. Dans les entrepôts de la grande distribution, même constat : ni les préparateurs de commandes ni les caristes ne se disent ouvriers. Et chez Amazon, les salariés sont des « associates »
Mais alors, comment définir les ouvriers d’aujourd’hui si eux-mêmes ne se disent pas ouvriers ? Où est la classe ouvrière qui, au moins en partie, se vivait comme telle, avec ses codes, ses fiertés, ses savoir-faire et ses représentants ? Où sont les bataillons d’ouvriers entrant et sortant en même temps de l’usine ? L’ouvrier est-il une espèce en voie de disparition ? La notion de classe ouvrière a-t-elle encore un sens ?
Un monde ouvrier tertiarisé
Maçons, chauffeurs, soudeurs, jardiniers, métalliers, commis de cuisine, dockers, ostréiculteurs… Selon l’Insee, la France compte 6,3 millions d’ouvriers, classés en trois catégories : qualifiés, non qualifiés et agricoles. Un chiffre en net recul par rapport aux années 1970. Alors qu’ils occupaient 40 % des emplois il y a quarante ans, ils n’en occupent plus que 20,5 % aujourd’hui. Continental, Metaleurop, Goodyear… Ce sont avant tout des postes non qualifiés du secteur industriel qui ont disparu : en moins de quinze ans, l’industrie a perdu près de 1,4 million d’emplois.
Mais si la figure mythique de l’ouvrier en bleu de travail sur une chaîne de production n’est plus centrale, les ouvriers ont investi d’autres secteurs : la moitié d’entre eux travaillent désormais dans le tertiaire, ils sont 15 % dans le bâtiment et, dans certains domaines, comme la logistique, leur nombre augmente.
Au total, un homme français sur trois ayant un emploi est encore un ouvrier. Et s’ils ont vieilli, les ouvriers restent plus jeunes que les « jeunes cadres dynamiques » : un sur quatre a moins de 30 ans, contre un cadre sur huit. « Leur déclin numérique est réel mais relatif, affirme David Gaborieau, sociologue du travail. Les ouvriers représentent encore près du quart (21,5 %) de la population active, c’est important. Ce qui a vraiment décliné, c’est leur visibilité. »
Des ouvriers invisibles
« Avant, il y avait les mines, la sidérurgie, Boulogne-Billancourt, de gros établissements dans de grandes régions industrielles où les ouvriers étaient regroupés, observe Roger Cornu, sociologue et chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Depuis, il y a eu une baisse drastique de la main-d’œuvre dans les grandes unités de production : aujourd’hui, plus de la moitié des ouvriers travaillent dans des établissements de moins de cinquante salariés, souvent situés dans des zones rurales. Tout ce qui était spectaculaire s’est démantelé progressivement. Du coup, les ouvriers disparaissent. »
Peu visibles dans l’espace public, les ouvriers le sont aussi dans les médias. A la télévision, seules 3 % des personnes interviewées sont des ouvriers, contre 61 % de cadres, selon le baromètre de la diversité du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). « Lorsqu’ils apparaissent dans les médias, les ouvriers sont soit accusés d’être responsables de la montée du Front national, ce qui est en partie faux puisqu’ils sont très largement abstentionnistes, soit interrogés alors qu’ils viennent de perdre leur emploi après une délocalisation, regrette Martin Thibault. Ils apparaissent comme un monde vieux, finissant. On s’intéresse rarement à l’intérieur des usines, comme s’il n’y avait plus que des ouvriers sans emploi. »
Un autre facteur a contribué à la perte de visibilité des ouvriers : l’affaiblissement des organisations syndicales et politiques qui parlaient en leur nom – même si elles n’ont jamais représenté tous les ouvriers, et notamment les immigrés et les femmes. Le Parti communiste français (PCF), en particulier, a considérablement perdu de son influence. Il a aussi cessé, dès les années 1980, d’œuvrer à former et promouvoir des élites ouvrières militantes. Dans le champ de la représentation politique, plus personne, ou presque, n’est issu du monde ouvrier. « Dans certains secteurs d’activité, le groupe [ouvrier] n’a plus les moyens de se représenter en tant que tel », résume David Gaborieau.
Ouvriers et employés, une frontière floue
Autre évolution, la frontière entre le monde des ouvriers et celui des employés n’a jamais été aussi floue. Une caissière qui accomplit une tâche d’exécution répétitive, codifiée et fortement encadrée n’est-elle pas, d’une certaine façon, une ouvrière ? Et un employé d’un centre d’appel ? D’une chaîne de restauration rapide ? Les classifications de l’Insee disent-elles tout du travail ouvrier ?
En décembre, la revue Savoir/Agir (éditions du Croquant) titrait : « De la classe ouvrière aux classes populaires ». « La notion de classe populaire, qui rassemble ouvriers et employés, permet de prendre en compte un double mouvement, explique Cédric Lomba, chargé de recherche au CNRS. D’un côté, le travail des employés s’est industrialisé, standardisé. Et à l’inverse, une partie des ouvriers réalise des tâches éloignées du monde manuel. Dans la sidérurgie par exemple, les opérateurs de production interviennent assez peu sur le produit et contrôlent un processus informatique. »
La notion de « classes populaires » traduit aussi une mixité nouvelle. Avec l’arrivée des femmes sur le marché du travail, les familles ouvrières ont été remplacées par des familles « hybrides », avec un père ouvrier – le secteur reste masculin à 80 % – et une mère employée – plus de 75 % des employés sont des femmes. « C’est une évolution importante, insiste Henri Eckert, professeur de sociologie à l’université de Poitiers. Historiquement, ouvriers et employés n’avaient pas les mêmes comportements vis-à-vis de la propriété, de la consommation… Et pendant longtemps, être employé était plus prestigieux. »
Si le monde employé a perdu de son aura, c’est aussi le cas du monde ouvrier. « A l’époque, quand on obtenait un CAP ou que l’on était apprenti, c’était une promotion, indique Roger Cornu. Aujourd’hui, si vous n’avez pas le bac, vous êtes considéré comme un déchet. Devenir ouvrier ne fait plus rêver. »
« Beaucoup d’enfants deviennent ouvriers comme leurs parents – plus d’un ouvrier sur deux est un enfant d’ouvrier, quasiment comme il y a trente ans –, alors qu’ils ont fait des études beaucoup plus longues, ajoute Martin Thibault. Ils ont une autre grille de lecture et sont plus sensibles à la représentation dominante, très dévalorisante. Mais la position ouvrière est souvent la seule à laquelle on peut accéder sans diplôme d’enseignement général. »
Les ouvriers, des précaires
De fait, les ouvriers sont les premiers touchés par la précarisation de la société. Ils sont la catégorie professionnelle la plus frappée par le chômage (14,7 % en 2014) et la plus exposée aux contrats temporaires. Dans les grands groupes, le chômage partiel se multiplie. « Les fermetures d’usine ne sont souvent que l’aboutissement d’une longue série de restructurations partielles, détaille Cédric Lomba. A chaque fois, on diminue le nombre d’intérimaires, on ne reconduit pas un CDD, on licencie une partie des travailleurs stables ou on ne remplace pas des départs à la retraite… Cette condition d’incertitude, cet état de restructuration permanente font partie du quotidien des ouvriers. »
« Des jeunes travaillent six mois dans une usine, puis sont au chômage, puis se retrouvent deux mois dans une société de surveillance, ajoute Henri Eckert. Ils vivotent d’emplois ouvriers en emplois non ouvriers. Ce sont des précaires avant d’être des ouvriers. »
Si une partie des emplois se sont qualifiés, par exemple dans l’automobile, l’automatisation n’a pas toujours permis de rendre le travail plus gratifiant, et les possibilités d’ascension sociale se sont tassées. Avec la réduction des effectifs, les postes d’encadrement sont moins nombreux ou réservés aux plus diplômés. « Dans la logistique pharmaceutique par exemple, quand il y a deux chefs d’atelier pour 150 personnes, les ouvrières essaient au fil des années de trouver un poste un peu moins pénible mais ne changent pas de salaire ni de statut, raconte Cédric Lomba. Ce sont des carrières horizontales. »
Invisibles et souvent précaires, privés d’une représentation forte et valorisante, les ouvriers n’ont pourtant pas disparu. « La notion de classe populaire a un sens, assure Cédric Lomba. La bourgeoisie est la classe la plus mobilisée pour défendre ses intérêts, mais ce n’est pas parce que les autres classes sont moins mobilisées qu’elles n’existent pas. »