Après une décennie de faux départs, de vraies erreurs de politique macroéconomique et de spéculations plus ou moins bien fondées sur le retour de la « stagnation séculaire », la croissance économique a retrouvé en 2017 un niveau élevé dans la plupart des régions du monde. Les institutions internationales, européennes et françaises sont formelles : cette tendance va s’accélérer en 2018. Faut-il s’en réjouir ? Tout dépend de ce que l’on sait de la croissance économique et de ce que l’on croit être les véritables défis du XXIe siècle.
La « croissance » désigne l’augmentation du niveau du produit intérieur brut (PIB) à prix constants. Le PIB mesure la production de biens et services échangés sur les marchés et monétarisés au cours d’une période donnée en comptabilisant les flux de revenus, de dépenses ou de valeur ajoutée. Dès lors, par construction, PIB et croissance ne reflètent qu’une très faible part des déterminants du bien-être humain et en aucune façon la soutenabilité de ce dernier.
Le bien-être humain dépasse en effet de loin la consommation de biens et services marchands : il peut s’agir du bien-être individuel – la santé ou l’éducation d’un individu –, mais aussi du bien-être collectif, par exemple la qualité des institutions ou le niveau des inégalités. Il doit être apprécié en dynamique, sous une contrainte écologique de plus en plus forte au XXIe siècle.
Même pour des dimensions élémentaires du bien-être économique telles que le revenu et l’emploi, la pertinence du PIB comme instrument de compréhension et de pilotage des systèmes économiques doit être mise en doute (ainsi observe-t-on des « reprises sans emploi » ou des baisses du revenu des ménages alors que le PIB s’accroît). En somme, le PIB est trompeur quant au bien-être économique, aveugle au bien-être humain et muet sur la soutenabilité écologique. La croyance dans la croissance est soit une illusion, soit une mystification.
On peut, pour s’en convaincre, considérer la situation des Etats-Unis et de la France. Les Etats-Unis sont réputés croître actuellement plus vite que les Etats membres de l’Union européenne et les autres pays de l’OCDE, et connaissent une progression historique du profit de leurs entreprises et de leurs marchés boursiers. Croissance, profit, finance ou la Sainte Trinité de l’illusion économique !
Considérons une autre trilogie – santé, inégalités, institutions – et le chatoyant tableau américain vire au tragique : les données disponibles montrent que les inégalités sociales sont plus élevées aujourd’hui qu’au début du XXe siècle, fracturant sans répit la société américaine et réduisant à néant les espoirs de mobilité sociale ; l’espérance de vie recule, tandis que des pans entiers de la population succombent depuis le début des années 2000 sous le coup du « désespoir social ». Enfin, la confiance dans le Congrès a été divisée par deux depuis le milieu des années 1970, tandis que la polarisation politique, qui atteint des niveaux sans précédent, paralyse la démocratie.
Tout porte à croire que la loi fiscale votée en fin d’année dernière par le Parti républicain va augmenter encore le profit des entreprises, les indices boursiers et finalement la croissance économique, tout en continuant de dégrader les inégalités, la santé et la confiance dans les institutions. Obsédés par la boussole faussée de la croissance, les républicains ruinent le pays : mesurer, c’est gouverner.
Au secours, la croissance revient ! La question pour 2018 est la suivante : quelle nouvelle régression sociale le gouvernement actuel va-t-il justifier au nom du retour de la croissance ?
De quoi faut-il donc se soucier, sinon de la croissance ? Trois horizons collectifs doivent être remis au cœur du gouvernement de l’économie, qui n’est qu’une facette de la coopération sociale : le bien-être, la résilience et la soutenabilité.
Viser le bien-être consiste à valoriser les véritables déterminants de la prospérité humaine, au-delà des seules conditions matérielles et du bien-être économique (se soucier de la « qualité de vie » et du développement humain). Construire la résilience, c’est s’assurer que ce bien-être humain puisse supporter les chocs à venir (notamment environnementaux), comme l’illustre la question majeure de l’adaptation de nos territoires au changement climatique. Enfin, rendre nos sociétés soutenables, c’est comprendre à quelles conditions le bien-être humain peut se projeter et se maintenir durablement dans le temps, sous une contrainte écologique de plus en plus forte, afin d’en tirer toutes les conséquences ici et maintenant, au plan local comme au niveau global.
Comment rapprocher ces horizons de nous ? En inscrivant le bien-être humain d’aujourd’hui et de demain au cœur des politiques publiques et des institutions, comme vient de le proposer le Sénat, reprenant des propositions récentes de réforme du débat budgétaire.
Le PIB et la croissance n’ont pas été conçus pour mesurer et a fortiori préserver ou augmenter le bien-être humain : ils ne peuvent le favoriser que par accident. Les défis du XXIe siècle sont trop pressants pour que nous puissions nous contenter de croire que ces heureux accidents vont enfin se produire.
Eloi Laurent Economiste, professeur à Sciences Po et à l’université de Stanford
https://www.alternatives-economiques.fr/eloi-laurent/croissance-revient-croyance-repart/00084241