Longtemps, les économistes, en grande majorité, étaient sûrs d’eux : imposer aux entreprises de verser un salaire minimum à leurs salariés, si cela pouvait éventuellement se justifier dans une logique de valorisation du travail, était nécessairement néfaste pour l’emploi. Certes, les salariés en place seraient mieux payés, mais moins de personnes seraient embauchées à ce niveau de salaire.
De nombreuses études empiriques récentes ont grandement relativisé ce résultat, au point d’aboutir à la situation quasiment inverse, où de nombreux économistes estiment que, à leur niveau actuel, les salaires minima en place dans les pays riches ne détruisent pas d’emplois.
Plus encore, il apparaît qu’un salaire décent, parce qu’il rend les travailleuses et les travailleurs dignes et leur permet d’échapper au stress permanent de la pauvreté, les aide à prendre des décisions favorables à leur santé et au bien-être de leurs proches
Loin d’être seulement des décisions économiques, des salaires décents seraient donc un moyen d’être en meilleure santé morale et physique. Au point que des études mettent en avant la réduction de la mortalité permise par les hausses du salaire minimum aux Etats-Unis.
Le basculement du consensus des économistes à l’égard des effets du salaire minimum sur l’emploi est impressionnant. Ainsi, Alan Manning, professeur à la London School of Economics (Royaume-Uni), constate qu’une « quantité impressionnante de travaux empiriques » s’est révélée « incapable de mettre en évidence de manière nette » les « effets négatifs sur l’emploi du salaire minimum » que « tant d’économistes croyaient si fortement trouver ».
Au Royaume-Uni, où le salaire minimum n’existe que depuis 1999, les travaux très détaillés de la Commission des bas salaires (Low Pay Commission) ne mettent pas en évidence de destructions d’emplois, en dépit des hausses répétées du salaire minimum depuis son introduction (où il avait certes été fixé à un niveau très bas).
De même, en Allemagne, où son introduction est encore plus récente (2015), le salaire minimum a permis un fort rattrapage salarial dans les anciens Landër de l’est du pays, sans pénaliser l’emploi dans des secteurs comme l’industrie de la viande ou la sécurité, où le coût du travail joue pourtant un rôle important.
Comme l’explique Alan Manning, un tel résultat n’est pas étonnant si l’on veut bien considérer les choses sans a priori. En effet, des salaires plus élevés accroissent le revenu des ménages, ce qui, en stimulant la consommation, peut être favorable à l’emploi.
De plus, le travail n’est pas le seul coût auquel ont à faire face les entreprises, ni même nécessairement le plus important. Ainsi, Thomas Dallery met-il en avant le « coût du capital » qui pèse sur les résultats des entreprises, en raison des intérêts qu’elles versent à leurs banques, et des dividendes qu’elles accordent à leurs actionnaires. Un coût qui fait l’objet de beaucoup moins d’attention de la part des dirigeants politiques que le coût du travail…
Enfin, les entreprises disposent de nombreuses solutions pour s’adapter : enrichissement des tâches, formation des salariés pour les rendre plus productifs, réorganisation du travail, diminution de leur taux de marge, légère hausse de leurs prix, etc.
Ainsi, en Allemagne, une enquête menée auprès de plusieurs centaines de salariés a montré que de nombreux employeurs ont supprimé des tâches répétitives et adressé des demandes plus diversifiées à leurs salariés les moins bien payés, ce que celles-ci et ceux-ci ont perçu comme une plus grande considération à leur égard, tandis que l’ambiance de travail connaissait une nette amélioration.
Aux Etats-Unis, le salaire minimum fédéral est à un niveau misérable : 7,25 $/heure. Mais il est bien plus élevé dans certains Etats. Un mouvement social important, lancé en 2012 à New York par des salariés de fast-foods, demande qu’il soit porté partout dans le pays à 15 $ de l’heure.
C’est déjà le cas dans certains Etats parmi les plus riches du pays, où le coût de la vie est particulièrement élevé : Californie, Etat de New York et Massachusetts. Ils ont été rejoints par trois autres Etats cette année : le New Jersey et la Pennsylvanie en février, et le Maryland cette semaine, où, actuellement de 10,10 $ de l’heure, le salaire minimum va augmenter chaque année pour atteindre 15 dollars en 2025.
Une mesure que même Amazon a d’ores et déjà adoptée ! Et qui recueillerait le soutien d’une majorité d’Américains (70 % des électrices et électeurs démocrates, 53 % des indépendants et 36 % des républicains). Elle figure d’ailleurs au programme de la plupart des candidates et des candidats à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de l’année prochaine, à commencer par Bernie Sanders, qui la soutient depuis plusieurs années et a contribué à en faire un sujet de débat national aux Etats-Unis.
Pour Matthew Desmond, professeur de sociologie à l’université de Princeton, les bienfaits du salaire minimum sont gravement sous-estimés, ainsi qu’il l’explique dans une revue de la littérature scientifique.
En effet, en l’absence de salaire minimum, des millions de personnes doivent cumuler deux (mauvais) emplois pour survivre. Ces personnes sont alors fatiguées et très stressées – beaucoup plus que les cadres, qui envahissent les médias avec le récit de leurs difficultés.
Le premier bénéfice du salaire minimum est alors la réduction de leur temps de travail : ces personnes peuvent ne plus avoir à travailler 80 heures par semaine, elles sont plus reposées, plus détendues, ont du temps pour elles et leurs proches. Matthew Desmond montre que, dans ce cas, on a plus de temps pour mieux s’occuper de soi, en commençant par mieux se soigner, ou en parvenant à arrêter de fumer.
Parce qu’elles n’ont plus le cerveau complètement obnubilé par la survie au quotidien, les personnes qui reçoivent un salaire minimum sont plus attentives aux autres : il a été ainsi montré que le salaire minimum réduit les violences conjugales et les mauvais traitements infligés aux enfants.
C’est la vie même qui est protégée par des salaires décents : des rémunérations plus élevées sont associées à des naissances moins fréquentes d’enfants prématurés, à des grossesses adolescentes moins nombreuses et à un moindre taux d’alcoolisme chez les ados.
Ainsi, plusieurs milliers de vies auraient pu être sauvées à New York entre 2008 et 2012 si la ville avait alors disposé d’un salaire minimum de 15 dollars – et non de 7 dollars comme cela était le cas. Selon Tsu-Yu Tsao, le directeur de l’étude, très surpris par l’ampleur des résultats obtenus, « aucun médicament n’est près d’avoir un tel impact sur la morbidité ».
Comme le résume Matthew Desmond, un salaire minimum d’un niveau suffisant est « un antidépresseur, une aide à la contraception, un régime alimentaire plus sain, une aide pour mieux dormir, un tranquillisant ». Rien que ça !
Car un revenu décent, c’est une sécurité, là où être pauvre, c’est risquer de perdre son logement parce que l’on a été malade et que l’on n’a pas pu travailler ; c’est perdre son permis de conduire parce que l’on ne peut pas payer une amende ; c’est s’alimenter de produits peu chers, mais trop gras, mauvais pour la santé.
Comme le dit le docteur Margot Kushel, qui dirige le Centre de San Francisco pour les populations vulnérables, « lorsque le salaire minimum augmente, je le vois ». En effet, lorsque cela se produit, ses patients font plus d’exercice ; ils sont moins stressés et arrivent à cesser de fumer ; leur santé mentale s’améliore ; et les personnes concernées dorment mieux et se mettent à manger plus de fruits et de légumes.
Et si les personnes les moins bien payées changent leur comportement pour le meilleur lorsque leur paie s’accroît, c’est parce qu’elles se sentent alors reconnues, considérées. Comme le dit Matthew Desmond, les bas salaires sont « un affront à la dignité des personnes », qui les fait se sentir « petites, insignifiantes et dépourvues de pouvoir ».
A l’inverse, être un peu mieux – même si encore très insuffisamment – rémunéré permet de se sentir fier et capable d’agir. C’est ce qui permet aux travailleuses et aux travailleurs à bas salaires de trouver la force de suivre les prescriptions médicales, d’effectuer les démarches administratives, de mieux prendre soin d’elles.
En effet, comme l’ont montré Sendhil Mullainathan (professeur d’économie à Harvard) et Eldar Shafir (professeur de psychologie à Princeton), auteurs de Scarcity : Why Having Too Little Means So Much (« Rareté : pourquoi avoir trop peu est tellement important », Times Books, 2013), être pauvre induit un stress considérable et permanent, qu’ils estiment supérieur à celui lié à la privation de sommeil durant une nuit entière.
Or, c’est ce stress qui pousse à prendre les mauvaises décisions pour soi et pour les autres. Les bas salaires sont donc dommageables pour la santé des travailleuses et des travailleurs, ainsi que pour celles de leurs enfants, et donc de la société tout entière. Ils devraient donc être combattus, au même titre que les autres maladies professionnelles.
GILLES RAVEAUD05/04/2019
https://www.alternatives-economiques.fr/smic-sauve-vies/00088900
Loin de l’idéologie libérale qui consiste à ne penser le salaire que comme un coût, le salaire est avant tout la possibilité d’une part de rémunérer l’effort fourni par l’individu et d’autre part, même si cela reste relatif, un moyen d’émancipation.
Le salaire minimum, permet de conserver une certaine dignité aux personnes qui le perçoivent. Pourquoi le travail de certain serait-il à ce point dévalorisé qu’il ne permettrait pas de vivre dignement.
Cet article salvateur devrait remettre les pendules à l’heure. Les zélateurs du “coût du travail”, qui probablement ne perçoivent pas une rémunération au niveau du SMIC, pourront réfléchir à ces études et changer leur discours.
Shukuru