Calculer le jour de l’année à partir duquel les entreprises distribuent plus de dividendes qu’elles n’ont reçu de financement boursier montre que la Bourse est au service des rentiers, pas de l’investissement.
Quelle est la fonction de la finance ? La réponse à cette question pourrait sembler triviale puisque le nom incarne ici la fonction : la finance finance. Mais que finance-t-elle ? L’économie pardi ! Telle est sa justification la plus souvent mise en avant. La finance regrouperait les investisseurs qui financent l’économie grâce à leurs placements dans les entreprises, placements sans lesquels ces dernières ne pourraient investir et créer des emplois. Étonnamment, rares sont ceux qui défendent cette idée à l’aide de données chiffrées. Les chiffres, on leur fait dire ce que l’on veut, mais pas cette fois… Frédéric Lordon avance que les émissions d’actions ne représentent qu’une part tout à fait contenue du financement de l’investissement des entreprises et c’est exact : en moyenne, les émissions d’actions ne couvrent que 7,4 % du coût de l’investissement productif des entreprises sur la période 2000-2017.
Cette proportion peut paraître modeste, eu égard à la vigueur avec laquelle nos gouvernants défendent la figure de l’actionnaire comme étant le preneur de risque qui porte à bout de bras l’économie française. Mais les chiffres sont têtus : les entreprises se financent essentiellement par ressources propres (autofinancement), ensuite par endettement (crédits bancaires et obligations), et de façon marginale par émissions d’actions.
Aussi résiduel qu’il puisse paraître, le financement que les entreprises lèvent sur les marchés boursiers est encore plus faible en réalité. En effet, les entreprises procèdent à des opérations de rachats d’actions afin de soutenir le cours de l’action et d’accroître le dividende par action. Si la pratique est beaucoup moins développée en France qu’aux Etats-Unis, elle est loin d’être négligeable. Lorsque l’on retire les rachats d’actions du montant levé grâce aux émissions d’actions, la contribution de la Bourse aux entreprises se transforme en peau de chagrin : en moyenne, les émissions nettes d’actions ne représentent plus que 3,8 % du coût de l’investissement productif des entreprises sur la période 1993-2017.
De plus, qui dit financement par actions, dit nécessairement versement des dividendes. A la manière des militants écologistes qui calculent chaque année le jour du dépassement (ou Earth Overshoot Day) – soit le jour de l’année à partir duquel les humains vivent à crédit du fait d’une pression sur les ressources naturelles supérieure à ce que la planète peut endurer –, nous proposons de calculer ici un Finance Overshoot Day (FOD), un jour à partir duquel les entreprises distribuent plus de dividendes qu’elles n’ont reçu de financement boursier.
Pour l’année 2017, ce jour s’établit au 10 août. Autrement dit, en 2017 tout s’est passé comme si à partir du 10 août les entreprises françaises avaient reçu moins de financement qu’elles n’avaient versé de dividendes aux acteurs boursiers. Précisons d’emblée que nous raisonnons ici en flux de dividendes nets. Autrement dit, nous retranchons des dividendes distribués par les entreprises, les dividendes qu’elles ont reçus, de manière à ne pas faire de double comptage lié à la structuration des entreprises en réseau de maison mère/filiales. Il convient aussi de mentionner que les données récentes sur les dividendes sont sujettes à caution, le passage en base 2014 n’ayant fait qu’aggraver les incertitudes nées du passage en base 2010.
Au bout du compte, la contribution nette du secteur financier aux entreprises est strictement négative. La finance est une charge pour le secteur productif : même si le FOD se situe plus ou moins tôt dans la saison selon l’année considérée, le montant des dividendes nets est toujours plus élevé que le montant des émissions nettes d’actions, ce qui contribue in fine à l’augmentation de l’endettement des entreprises
La Bourse ne finance pas l’investissement ; elle n’est donc pas au service des entreprises. La fonction de la Bourse est de rendre deux services aux actionnaires rentiers : premièrement, leur permettre de valoriser leur patrimoine mobilier et, deuxièmement, organiser à tout moment une gigantesque brocante pour revendre ce patrimoine. Il en découle que la suppression de l’ISF décidée par l’exécutif n’est sûrement pas faite pour faciliter l’investissement des entreprises, mais bien plutôt pour privilégier l’intérêt des actionnaires rentiers.
Florian Botte et Thomas Dallery sont enseignants-chercheurs, respectivement à l’université de Lille et à l’université du Littoral Côte d’Opale, et membres du Clersé.
Article publié sur le site d’Alternatives Economiques 6 février 2019