De quoi l’universalité est-elle le nom ? Inlassablement, depuis plus de deux ans, les experts interrogent cet énorme chamboulement en vue de notre système de retraite. Ce chantier que le gouvernement veut faire passer par le 49.3 ce mardi 3 mars, modifie en profondeur les règles de cotisations prélevées et de prestations versées. Et il repose sur une promesse de justice sociale : chaque euro cotisé doit ouvrir les mêmes droits, quel que soit le statut du travailleur et dès la première heure travaillée.
Les chercheuses et de chercheurs du Centre d’études de l’emploi CEET-Cnam ne font pas exception. Une quinzaine d’entre eux éclairent à leur tour le débat. Dans le dernier numéro de Connaissance de l’emploi – Un système de retraite « universel » ? Les inégalités du travail à la retraite – , ils font le constat que loin de promouvoir une philosophie d’universalité, la réforme implique au contraire une individualisation des retraites en fonction de son parcours professionnel, « chacun devenant ainsi comptable de sa propre pension ». Et cela au risque d’un renforcement des inégalités de carrière au moment de basculer dans une retraite bien méritée.
L’un des changements majeurs de la future réforme repose en effet sur la prise en compte de la totalité de la carrière, et non plus des 25 meilleures années pour les salariés du privé et des six derniers mois pour ceux du public. Dans le système actuel, rappellent les auteurs de l’étude, le rapport entre carrière et retraite est beaucoup plus lointain : « Ce ne sont pas les cotisations versées tout au long de la vie active qui déterminent les montants des pensions, mais bien la moyenne des meilleures années. Signe du lien distendu entre cotisations et prestations, il est possible de valider des trimestres lors des périodes de parentalité ou de chômage ou en compensation d’une insuffisance de ressources (sans lien donc avec le fait de cotiser), ce qui permet de contrebalancer, bien qu’insuffisamment, une partie des inégalités de carrière, les salaires les plus faibles donnant lieu aux taux de remplacement les plus élevés ».
En ne comptabilisant que les périodes travaillées ou le chômage indemnisé et en omettant les « trous » dans la carrière, le système universel à points épouse plus que jamais les trajectoires professionnelles qui détermineront in fine le montant des pensions. Ce qui pénalisera, estiment-ils, les précaires, les femmes, les jeunes et toutes celles et ceux qui sont exposés à la pénibilité.
Cette individualisation des carrières aura en outre un impact fort sur les personnes concernées par le minimum de pension, car il faudra, pour y avoir droit, avoir cotisé l’équivalent d’une carrière complète. Mais cette personnalisation devrait également toucher les « carrières stables ascendantes et particulièrement les fonctionnaires ». Aujourd’hui, deux agents de catégorie A, c’est-à-dire les cadres, qui ont le même traitement lors de leurs six derniers mois de carrière touchent en effet la même pension, peu importe qu’ils aient commencé au bas de l’échelle ou non. Demain, le fonctionnaire qui commencera et finira avec un statut cadre aura une pension plus élevée que celui qui aura débuté à des échelons inférieurs (B ou C). « Le nouveau système, loin de valoriser le mérite, reproduit les inégalités liées aux origines et aux destins sociaux », explique le collectif de chercheurs. Une logique qui s’applique également aux salariés du secteur privé.
Alors que la retraite constitue déjà un « miroir grossissant de l’ensemble des inégalités qui s’accumulent tout au long de la carrière », la future réforme risque de détériorer la situation des femmes, pointent les chercheurs. Des femmes pourtant qualifiées par le gouvernement de « grandes gagnantes de la réforme ». Mais les mauvaises années (chômage, temps partiel, inactivité…) qui sont davantage le lot des femmes ne sont plus gommées. Incertitude supplémentaire, l’étude d’impact ne précise pas quelles pourraient être les conséquences de ces interruptions – complètes ou à temps partiel pour élever des enfants – , sur le montant des pensions, « dans la mesure où les six cas types présentés pour les salariés du privé correspondent à des trajectoires « typiquement masculines » ».
Ce projet de loi « invisibilise » de fait une moitié de la population mais risque aussi d’« accroître la dépendance la dépendance économique des femmes au sein du couple » Twitter
Ce projet de loi « invisibilise » de fait une moitié de la population mais risque aussi d’« accroître la dépendance la dépendance économique des femmes au sein du couple ». En cause, le futur système de bonification de la retraite de 5% dès le premier enfant – qui remplace les majorations de durée d’assurance (trimestres donnés aux mères) – dont 2,5 % seront automatiquement accordés à la mère, la moitié restante pouvant être octroyée à la mère ou au père qui, en moyenne, continue de gagner plus. Sans oublier la pension de réversion qui ne sera versée au conjoint restant, les veuves dans leur grande majorité, qu’à la condition d’avoir été mariée, sachant qu’aujourd’hui « moins d’une personne sur eux se marie », rappelle Connaissance de l’emploi.
Le tableau n’est guère plus encourageant pour les jeunes (15-24 ans). « Les jeunes actif.ve.s sont plus souvent que la moyenne de l’ensemble de la population active en contrat temporaire (29% contre 10,5%), en sous-emploi (11% contre 6%) et au chômage (21% contre 9% et près de 40% pour les non-diplômés ». Selon les enquêtes Génération du Cereq, « sept ans après la sortie du système scolaire, seule la moitié de la génération 2010 occupe une situation professionnelle stable, contre deux tiers d la génération 1998, rendant le cumul le cumul des points incertain de plus en plus longtemps », souligne les chercheurs du CEET-Cnam qui s’interrogent. Comment les jeunes pourront-ils s’assurer une carrière complète « tout en étudiant plus longtemps et en étant confrontés à un sas de précarité toujours plus long ? »
A l’instar de collectifs de chercheurs de la Dares (ministère du travail) et de la Drees (ministère de la Santé), l’étude du CEET-Cnam pointe également le danger à appliquer les mêmes règles pour toutes et tous dès lors que nous ne sommes pas tous égaux devant l’espérance de vie en bonne santé. Les ouvriers ont ainsi une espérance de vie sans incapacités inférieure de dix ans à celle des cadres supérieurs. Les corps portent à la retraite, voire avant la quille, les stigmates des conditions de travail.
Or, dénoncent les chercheurs, la pénibilité est trop faiblement prise en compte dans le projet de loi. Elle est renvoyée au compte personnel de prévention (C2P) qui a été amputé de 4 critères d’exposition sur dix (port de charges lourdes, postures pénibles, agents chimiques dangereux et vibrations) et à la retraite anticipée pour incapacité permanente. Par ailleurs, la réforme supprime des possibilités de retraite précoce pour les catégories dites « actives » de la fonction publique – aides-soignantes, égoutiers… – qui basculeraient dans le régime commun du C2P. Ce qui signifierait pour nombre d’entre eux un horizon de départ à la retraite qui s’éloigne, sauf à accepter de prendre sa retraite avec une décote.
Alors que la question du vieillissement au travail est insuffisamment considérée dans les entreprises, que les conditions de travail et d’emploi se dégradent et que les risques psychosociaux augmentent, il faudrait penser un système de retraite « davantage déconnecté des déterminants professionnels et des inégalités qui les structurent, notamment en termes de qualification, de genre, d’âge, de classe », relève le collectif. Plutôt que de prendre le temps de saisir ce sujet à bras-le-corps, le gouvernement a plutôt jugé qu’il était urgent de passer sa réforme universelle de retraites en force.
SANDRINE FOULON03/03/2020 https://www.alternatives-economiques.fr/retraites-une-universalite-tres-individualisee/00092120