Dans le centre commercial d’Ipswich, dans l’est de l’Angleterre, une pancarte vante des “Grandes marques à 19, 95 livres [30 €]”. Juste un jean, se nichant parmi des dizaines d’autres identiques. Un Lee Cooper, modèle LC10. Du 100 % coton. Mais aucune mention de l’origine, ce qui est sans doute tout aussi bien, car que mettre si on la connaissait vraiment ? “Fabriqué en Tunisie, en Italie, en Allemagne, en France, en Irlande du Nord, au Pakistan, en Turquie, au
Japon, en Corée du Sud, en Namibie, au Bénin, en Australie et en Hongrie” ? Car cette boutique est le terminus d’un voyage dont les étapes, mises bout à bout, feraient une fois et demie le tour du monde.
Ces jeans sont arrivés ici il y a quelques jours dans une camionnette depuis l’entrepôt de Lee Cooper au nord de Londres. Auparavant, il avait traversé la Manche par le tunnel, dans un camion parti d’un entrepôt similaire à Amiens et, avant cela encore, avait quitté la Tunisie par train et par bateau. Il venait de Ras Jebel plus précisément, à une bonne heure de route au nord de Tunis, une petite ville de 3 000 âmes, banale, tranquille et poussiéreuse, qui ne compte pas moins de trois usines fabriquant des vêtements Lee Cooper. Ici, 500 femmes travaillent à un rythme effréné, les yeux baissés, tous les muscles du corps tendus. Chacune a sa spécialité : fermetures Eclair, poches, coutures latérales, ourlets. Mais cet atelier, cette petite communauté d’ouvrières, ne signe pas le début de notre pantalon. En un sens, il en marque plutôt la fin : la destination. Il y a, par exemple, cette toile rigide, d’un bleu sombre, le denim Kansas. Il arrive à Ras Jebel par les voies terrestre et maritime, en provenance de l’usine Italdenim de Milan, à près de 1 000 kilomètres de là, où il a été filé, tissé et teint avec de l’indigo synthétique manufacturé à environ 500 kilomètres plus au nord, à Francfort, en Allemagne. A Ras Jebel, on le coupe, le coud et le transforme de nouveau, cette fois en un tissu doux et agréable à porter, dans de gigantesques machines à laver industrielles, en utilisant de la pierre ponce extraite d’un volcan éteint de Turquie.
Et qu’en est-il du coton qui sert à fabriquer la toile ? Italdenim compte plusieurs sources d’approvisionnement, la principale étant le Bénin, en Afrique de l’Ouest. Ainsi, après avoir parcouru plus de 4 000 kilomètres en direction du nord, vers Milan, ce coton refait le chemin inverse, plusieurs centaines de kilomètres vers Tunis, avant de repartir de nouveau vers le nord, pour se rendre en Angleterre.
Le Bénin est l’un des pays cultivateurs d’Afrique de l’Ouest. En raison de la corruption et de la mauvaise gestion, les cultivateurs sont pour la plupart restés aussi pauvres qu’il y a cent ans, lorsque les Français ont introduit cette culture dans la région. Nous voici sur les 3 hectares appartenant à Nestor Zinkponon, au village de Saklo Agoume, dans le centre du pays. Aux moments les plus chargés de la saison, lors des semailles et de la cueillette, 48 personnes travaillent dans ces champs pour 6 FF par jour. Ces dépenses mettent Nestor Zinkponon à la merci de la moindre mauvaise récolte. L’année dernière, les pluies du début de saison ne sont pas tombées, et l’engrais fraîchement épandu a été emporté par les vents. En conséquence, il a réalisé à peine 23 € de bénéfices sur une tonne et demie de coton – de quoi s’acheter une jambe d’un Lee Cooper LC10.
A Tunis, le coton béninois n’est pas le seul qui entre dans la fabrication de nos jeans. Il y a aussi celui de Corée du Sud ou du Pakistan, filé et traité par la chaleur dans ce dernier pays. Il y a aussi le, ou plutôt les fils à coudre en coton – ils sont produits à Lisnaskea, en Irlande du Nord, mais aussi en Hongrie et en Turquie. Ils sont teints en Espagne et mis en bobine à Tunis, avant d’être expédiés à Ras Jebel. L’entreprise achète la fibre polyester, qui donne au fil sa solidité, au Japon, où on la fabrique avec des produits pétroliers. Tout comme la bande en polyester de la fermeture Eclair qui, par une pure coïncidence, est produite en France par une autre firme japonaise, YKK. Le laiton des dents de la fermeture provient également du Japon. Le laiton est un alliage composé principalement de cuivre avec un peu de zinc. Les rivets et une partie des boutons sont aussi en laiton. Ils sont fournis par Prym, une entreprise allemande qui produit son propre laiton avec du zinc et du cuivre importés d’Australie et de Namibie.
THE GUARDIAN (extraits) – Londres
Fran Abrams et James Asill
Article traduit et publié par Courrier International
02/08/2001, Numéro 561