Par Louis Chauvel, sociologue, observatoire sociologique du changement, CNRS
L’approche comparative retenue dans les contributions précédentes présente l’intérêt, en
définitive peu fréquent, de confronter riches (Pinçon et Charlot) et pauvres (Thomas), et de compléter le point de vue par un panorama sur la répartition globale du revenu (Lollivier). Lachose n’est pas banale : les organismes officiels ayant en charge la gestion des problèmes sociaux auraient plutôt tendance à s’intéresser aux seuls pauvres, et les recherches académiques, en économie sociale notamment, se livrent plus fréquemment à une analyse des indicateurs d’inégalité globale, sans nécessairement s’intéresser aux expériences vécues par les individus situés à la cime ou dans l’abîme des courbes de répartition du revenu.L’approche que nous avons ici permet en revanche de comparer et de renvoyer dos à dos deux expériences limites : celles des extrêmes, de l’opulence et des difficultés.Néanmoins, dans ce choix de présentation, on notera la mise à l’écart d’un troisième groupe,d’un tiers ici exclu, c’est-à-dire, quel que soit le terme que l’on veut utiliser, des classes ou des catégories moyennes : un groupe moyen ou intermédiaire (de nombreux guillemets seraient ici de rigueur). On remarquera également que, d’emblée, la discussion s’est polarisée sur des différences quantitatives entre ceux qui ont plus et ceux qui ont moins et a plutôt mis à l’écart d’autres modes de représentation de l’architecture sociale, à savoir des approches plus catégoriques, ou, pour utiliser une vieille terminologie, des approches en termes de classes sociales.
J’y reviendrai, après avoir souligné trois éléments importants que les analyses présentées ici ont apporté à la réflexion. D’abord, le fait qu’il est devenu impossible de comprendre les positions sociales en ne faisant appel qu’à une dimension ; la question sociale est devenue profondément multidimensionnelle. Ensuite, le fait que l’on ne peut plus rien comprendre avec une simple observation statique des conditions, et qu’il existe une dynamique, une trajectoire et une carrière, tant au sein des grandes fortunes, qui exigent la longue mobilisation de générations et de lignées complexes, qu’au sein de la pauvreté, où la pauvreté transitoire et passagère est moins problématique que celle qui semble se structurer actuellement, avec la formation d’une « sous classe » (underclass), qui n’est pas sans rappeler le Lumpen proletariat d’hier, que le plein emploi avait peu à peu intégré à la société salariale « normale ». Enfin, le fait qu’entre riches et pauvres, aux deux extrémités de l’échelle sociale, les situations sont totalement dissymétriques : la richesse n’est pas le contraire de la pauvreté. Enfin, que Pauvreté et richesse, des problèmes multidimensionnels
La question de la multidimensionnalité pose de plus en plus un problème de fond, difficile à
gérer, dans la recherche sociologique : le constat que pauvreté, comme richesse, correspond à des cumuls de situations. L’observation du seul revenu ne permet pas de repérer des catégories fragilisées, cumulant des handicaps nombreux, handicaps que le revenu ne permet pas nécessairement de pallier. Le revenu à lui seul ne suffit pas non plus à définir la puissance sociale de certains individus ou familles dans l’organisation sociale. Le questionnaire « Etes vous une ou un bourgeois ? » de Pinçon et Charlot correspond à une multitude de critères,assez spécifiques, en mesure de juger de ressources sociales qui ne peuvent à la limite pas s’acheter. Le revenu, à lui seul (non plus que le patrimoine, à lui seul, non plus que tout autre critère, à lui seul), ne permet pas de repérer ou de définir de façon univoque les conditions d’existence de groupes typiques. Il est donc nécessaire, pour tout chercheur comme pour tout gestionnaire de populations spécifiques, de se fonder sur la position des individus non plus sur une échelle unique mais dans un espace aux dimensions multiples. La position sociale ne se définit pas sur un simple critère, mais par le croisement d’une multitude de ressource et de handicaps cumulés. Il ne fait pas de doute que pour le gestionnaire, qui aime cibler des populations par un critère précis permettant de repérer des frontières sociales certaines entre un groupe spécifique qui l’intéresse et les autres, c’est là une très mauvaise nouvelle : la résolution des problèmes sociaux ne se contentera pas de frappes chirurgicales sur des populations circonscrites. La population cible est une groupe plus flou aux frontières plus poreuses que ce que l’on a cru ; pire, la cible est mouvante.
Pauvreté et richesse, de la statique à la dynamique
En effet, le problème posé par la multidimensionnalité a son pendant dès que la question du temps est intégrée à la démarche. Pinçon et Charlot nous montrent que le propre des grandes familles est de se perpétuer dans une certaine forme d’immobilité séculaire de génération en génération. Il ne faut pas insister sur les mots « immobilité » mais sur « séculaire » et « génération » : la richesse et la grandeur des familles se conquiert dans la dynamique d’un temps infiniment long. De la même façon, la pauvreté n’est pas le problème d’une chute de quelques mois à un niveau de revenu vu comme indigent ; la difficulté est celle de sa structuration diachronique en un état susceptible de se transmettre de parents en enfants.Autour de 1985, lorsque l’on découvrait progressivement les problèmes de la « nouvelle pauvreté », le plein emploi n’était aboli que depuis dix ans, et les ravages de la nouvelle ère ne pouvaient encore être évalués ; en 2000, un quart de siècle après l’émergence du chômage de masse, nous allons commencer à observer la création de lignées de désaffiliés. En définitive, la richesse et la pauvreté individuelle se jugent à une carrière, une trajectoire et une dynamique plutôt qu’à un état transitoire ; les riches, comme les pauvres, ne peuvent se concevoir que comme des groupes inscrits dans des carrières familiales intergénérationnelles,en mesure de dépasser l’horizon des périodes de l’histoire sociale.
Pauvreté et richesse en dissymétrie
Jusqu’ici, nous avons vu la richesse et la pauvreté comme des états contraires, mais
susceptibles d’être jugés selon la même aune : les manques des uns étant les excès des autres.
C’est un peu ce que nous avons vu pour les deux premiers points. En définitive, beaucoup les voient comme occupant des positions opposées mais symétriques dans l’échiquier sociales. Il ne faut pourtant pas se méprendre : les conditions des uns et des autres sont bien au contraire totalement dissymétriques. On le conçoit aisément en comprenant que s’il est possible de produire le nom et l’identité des « 200 familles », comme naguère, ou des « 500 fortunes professionnelles » comme dans la presse hebdomadaire d’aujourd’hui, personne ne recherche l’identité des « 200 pauvres ». Le RMI permet certes de connaître l’identité d’un million de pauvres, mais ce n’est pas à titre personnel, contrairement à Mme Bettencourt ou Mr Owen-Jones (resp. principale actionnaire et PDG de l’Oréal, ici à titre d’exemples). Personne ne s’intéresse au titulaire du RMI de l’année. On notera aussi la très forte dissymétrie entre le questionnaire de Pinçon et Charlot (« Etes-vous un(e) bourgeois(e) ? ») et celui qui correspondrait à « êtes vous un ou une pauvre ? ».Les critères qui permettent de définir la richesse, l’appartenance à la haute société sont
extrêmement variés mais ne sont pas les mêmes que ceux qui permettent d’appréhender la pauvreté. On ne va guère s’intéresser à l’état de santé des riches ou des super-riches, en termes de privation de capacités fonctionnelles ou de difficulté à effectuer seul un ensemble d’action ; la richesse, ce n’est pas disposer de facultés physiques plus qu’olympiques. Il ne fait pas de doute que, même en chaise roulante, un riche reste riche, alors que l’incapacité àf aire soi-même son ménage ou ses courses est privatif de ressources pour qui dispose de moyens marchands (ou de ressources sociales) insuffisant(e)s pour acheter (se voir mettre à disposition) le travail d’autrui. Pour ce qui est de l’accès du riche aux services de santé, la question pertinente sera la disponibilité d’un encadrement médical à plein temps, la possibilité d’accéder à l’Hôpital Américain ou au Val-de-Grâce, le cas échéant, etc. Pour le pauvre,l’accès à un dispensaire et la régularité des visites médicales seront des variables plus pertinentes.
Pour ce qui est des pauvres on va s’intéresser à tout un ensemble de situations qu’il ne
viendrait pas à l’idée pour repérer les riches, et réciproquement. Le fait qu’une rue de Paris ou d’ailleurs porte le nom d’un membre de la famille n’a pas de question proche ou ne serait-ce qu’homologue chez les pauvres. Ce constat n’est pas neutre : même si, en partie, les riches et les pauvres sont susceptibles d’être opposés sur une échelle, quelque chose d’autre les distingue néanmoins…
Il s’agit des premières pages d’un article de Louis CHAUVEL sur les classes moyennes. Vous pouvez trouver sur internet la totalité de l’article