Ils sont six millions en France et pourtant les ouvriers semblent devenus presque invisibles.
Thomas n’a que 32 ans mais il dit que la société le considère comme une espèce en voie de disparition. Comme un anachronisme social. « Dernièrement, dans un dîner avec des amis de ma sœur, à Paris, on m’a demandé ma profession, raconte ce salarié de l’industrie chimique dans la région marseillaise. Lorsque j’ai dit que j’étais ouvrier, on m’a regardé avec étonnement. L’un des invités a même avoué : “Il ne doit pas en rester beaucoup”… Comme si l’on nous avait rayés de la carte. »
Enseignant à l’université d’Évry (Essonne) et à l’École des hautes études en sciences sociales, spécialiste de l’histoire ouvrière, Nicolas Hatzfeld ne s’étonne pas de cette « occultation ». « Chaque année, lorsqu’on demande aux étudiants combien il reste d’ouvriers en France, les réponses sont ahurissantes. Certains disent 100.000, d’autres 500.000. Il y en a toujours un qui par bravade va aller jusqu’à les estimer à un million. »
Étrange oubli puisque la France compte près… de 6 millions d’ouvriers. Leur nombre, certes, a fortement baissé. Michel Simon, professeur émérite à l’université des sciences et technologies de Lille (Nord), rappelle que 80 % des salariés français étaient des ouvriers en 1900. Ils représentent encore, malgré tout, près d’un quart de la population active. Et pourtant, insiste Michel Simon, ces ouvriers ont disparu autant de l’imaginaire collectif que du vocabulaire patronal : « Les directions de ressources humaines emploient des mots comme opérateur ou collaborateur et les manifestants de Renault deviennent tout d’un coup des employés. »
« Travailleurs, ouvriers (…) Ce ne sont pas des gros mots »
Cette invisibilité du monde ouvrier s’est même retrouvée dans le discours politique qui semble un temps avoir été victime d’amnésie, sans doute guidé par des raisons stratégiques. « Travailleurs, ouvriers (…) Ce ne sont pas des gros mots », avait cru bon d’insister en 2002 l’ancien premier ministre socialiste Pierre Mauroy à l’attention de Lionel Jospin, alors candidat à l’élection présidentielle, pour lui recommander de ne pas les oublier dans ses discours. Et d’ajouter que « la classe ouvrière existe toujours »…
Fille d’un mineur lorrain et députée PS de Moselle, Aurélie Filippetti, auteur des Derniers Jours de la classe ouvrière, reconnaît que la gauche s’est coupée un temps de ce monde. « L’effondrement des pays de l’Est avait jeté le discrédit sur la notion de monde ouvrier, indique-t elle. Plus personne n’osait prononcer le terme pour ne pas renvoyer, même injustement, à l’idéologie du bloc communiste. »
Derrière les mots, ou plutôt derrière l’absence de mots, il y a malgré tout des réalités sociales et culturelles. Même si le nombre d’ouvriers est encore important, d’autres catégories, comme celle des employés, d’autres secteurs d’activité, comme les services, ont progressé de manière très importante, donnant peut-être parfois l’impression que les ouvriers n’avaient plus leur place dans l’économie. « Dans l’imaginaire de la société française, les usines sont vouées à la fermeture, synonymes des pays du tiers-monde, estime Nicolas Hatzfeld. C’est comme si l’on anticipait que la France peut vivre sans industrie. Or l’on assimile les ouvriers uniquement au monde des usines et de l’industrie, alors qu’ils sont bien plus nombreux à travailler ailleurs. »
“Etre ouvrier, cela implique aussi des valeurs “
Julia, 44 ans, est depuis vingt ans dans l’agroalimentaire en Bretagne. « Parfois, lorsque je leur décris mon atelier, j’ai l’impression que les gens n’imaginaient pas que le travail à la chaîne existe ailleurs que chez les constructeurs automobiles, dit-elle avec ironie. Comme si seuls ceux qui sont employés dans la sidérurgie ou dans la construction automobile peuvent porter le nom d’ouvrier. »
Romuald, lui, à 22 ans, n’a fait que de l’intérim en usine dans l’Aube. À un poste de maintenance industrielle. Chercheur d’emploi, il dit préférer utiliser le mot de salarié lorsqu’il évoque son travail devant des personnes qu’il ne connaît pas. « Pour moi, être ouvrier, cela impliquait aussi des valeurs de respect et de solidarité. De fierté aussi. Ces valeurs ont un peu disparu dans le monde du travail et c’est pour cela que je suis venu à la Jeunesse ouvrière chrétienne. Parce qu’elles y existent encore… »
Selon Maxime Parodi, du Centre de recherches en économie de Sciences-Po (OFCE), le bouleversement des conditions de travail a, de fait, entraîné l’explosion de ce qu’on appelait la classe ouvrière . « Dans les années 1950 et 1960, le travail ouvrier était encore marqué par des tâches similaires et par peu d’individualité, indique-t-il. Il a évolué vers plus d’initiative et, par là même, une individualisation des rôles. Les ouvriers ont commencé à estimer qu’ils pouvaient améliorer leur condition par eux-mêmes et moins grâce au collectif. »
À défaut de classe ouvrière, les ouvriers sont donc toujours là
D’autres facteurs ont favorisé la désagrégation de ce sentiment de « masse ouvrière », capable de peser dans le combat revendicatif. Il y a eu l’implosion de secteurs symboliques : les mines, le textile, la métallurgie… « La massification de la scolarité et l’arrivée de nombreux titulaires du bac professionnel dans les ateliers ont également contribué à dévaloriser ceux qui avaient appris par l’expérience, souligne Michel Simon. Cela a rendu plus difficile la transmission de la culture syndicale que l’on acquérait en même temps que les gestes du métier. » Selon le chercheur, le sentiment d’appartenance à une « classe ouvrière » s’est donc effondré il y a moins de dix ans.
Un sentiment qui était cependant « ambivalent », selon Aurélie Filippetti. « Cela signifiait qu’on appartenait au prolétariat mais qu’on était en même temps fier du travail réalisé avec ses mains », dit-elle. De ce point de vue, rien n’a totalement changé. « La fierté de notre travail est peut-être affaiblie, explique Bruno Lemerle, délégué CGT chez PSA Peugeot Citroën à Sochaux, mais je continue à la ressentir tous les jours et pas seulement lors des luttes syndicales. »
Ces luttes, Christian Carouge, 58 ans, retoucheur tôlier également chez PSA, les considère plus que jamais d’actualité. « Il y a encore une classe ouvrière, dit-il. Les tentatives de faire disparaître la solidarité et le sentiment de collectivité ont échoué. Même si l’on a cassé l’image de l’ouvrier, même s’il a disparu de la télévision ou de la littérature, les choses commencent à changer. Pendant un moment, on ne voyait plus de jeunes venir ou repartir de l’usine en tenue de travail. Cela revient. »
À défaut de classe ouvrière, les ouvriers sont donc toujours là, et sans doute pour longtemps, estiment nombre d’économistes. Mais leurs conditions de travail, leurs difficultés, leurs revendications ont gagné d’autres formes de salariat. « Je me sens liée à eux, dit ainsi Maria, hôtesse de caisse dans un hypermarché et déléguée CFDT. Nous aussi, nous avons l’impression de travailler à la chaîne, avec des gestes répétitifs, avec un rendement à l’heure imposé par la direction. Et puis, les caissières, ce sont souvent des filles ou des sœurs d’ouvriers… »
MICHEL WAINTROP
12 décembre 2008 . La Croix