Occupation d’un immeuble vide rue du Dragon par des mal-logés en 1994, marches européennes des chômeurs en 1997, occupation de l’église Saint-Bernard à Paris par des familles d’immigrés souhaitant obtenir la régularisation de leur statut… L’un des phénomènes marquants de ces dernières années est l’irruption de mouvements sociaux nouveaux, et notamment ceux des « sans » : sans logement, sans emploi, sans papiers. Tous ceux qui, en marge de la société salariale, semblaient jusque là incapables de se mobiliser, faute de disposer d’une identité sociale commune. Preuve que l’individualisme croissant qui caractérise nos sociétés n’entraîne pas une disparition de l’engagement collectif, même si celui-ci change de forme.
Le sociologue Pierre Bourdieu, qui a mis ne évidence le rôle du capital culturel (principalement le diplôme) et social (le réseaux de relations) dans la représentation des intérêts individuels, avait qualifié de « miracle social » la mobilisation des « sans », en particulier celle des chômeurs. « Un miracle dans la mesure o^ù les exclus, les pauvres, les assistés, ont toujours ou presque été envisagés en négatif du mouvement ouvrier quant à leurs capacité de mobilisation, car ils seraient privés d’identité positive, d’homogénéité sociale, de projet collectif » souligne Isabelle Sommier.
La mobilisation des « sans » révèle donc d’abord les limites d’une analyse des mouvements sociaux consistant à expliquer les ressorts de l’action collective par l’existence d’un groupe sociologiquement homogène, qui seule fonderait une identité sociale ou professionnelle, et donc des intérêts communs. Un schéma qui a pu conduire à annoncer que la diminution du nombre d’ouvriers dans l’industrie devait se traduire par une extinction progressive des conflits sociaux et de la lutte des classes. La preuve n’en était-elle pas donnée par la diminution du nombre de jour de grèves et par la baisse du taux de syndicalisation au cours des années 80 et 90 ?
La diversification et la généralisation du salariat, liées à la tertiarisation de l’économie, sa féminisation et l’élévation du niveau culturel, qui engendrent une réelle diversification des aspirations, allaient conduire inexorablement à l’avènement d’un nouvel individualisme post-moderne, où chacun développerait ses propres stratégies personnelles. Dans une telle société, les plus faibles, faute de capacité d’initiative ou d’autonomie, seraient voués à être exclus et, selon les pays, plus ou moins assistés.
… Les mouvements sociaux ont non seulement survécu à la montée de l’individualisme, mais celui-ci en libérant les personnes des vieilles soumissions, a permis l’apparition de nouvelles revendications collectives…
Ainsi le mouvement des femmes a pu se développer quand un nombre croissant d’entre elles a rejeté la morale dominante, qui les enfermait dans un statut d’être humain de seconde zone, banalisé et infériorisé. L’individualisme leur a permis d’affirmer à la fois leur spécificité et leur égalité, ouvrant la voie à une défense de leurs intérêts. Une analyse voisine peut-être appliquée à l’essor du mouvement homosexuel.
On voit ici que le ressort de l’action collective ne dépend pas seulement de l’existence d’une cause susceptible de soulever l’indignation, mais aussi des moyens propres à favoriser une mobilisation…
Inversement, de nombreuses catégories restent mal défendues parce que mal représentées et faute d’être parvenue à bâtir une identité sociale forte, reconnue par les médias…
L’addition de ces nouveaux mouvements sociaux suffit-elle à produire un intérêt collectif commun à l’ensemble de la société ? Où sont-ils , au fond, le symptôme d’un éclatement du social qui apporterait de l’eau au moulin des défenseurs d’un libéralisme sans bornes, les intérêts entre les différents groupes étant devenus trop divergents pour s’unifier ?
… La place centrale longtemps occupée pas la classe ouvrière a masqué le fait que le salariat s’est fortement diversifié…
Carole Yerochewski et Philippe Frémeaux, Alternatives économiques HS n°52, 2 trimestre 2002