AOUT 1997 ‑ LE MONDE DIPLOMATIQUE
DE LA SERIE « THE X‑FILES » A LA VOGUE NEW AGE
Fascinations pour un nouveau mysticisme
Comment expliquer le succès planétaire d’une série télévisée comme « The X‑Files » (« Aux frontières du réel ») ? Le « je pense » de Descartes aurait‑il cédé la place à un « je crois » très mystique, très New Age, sorti de la nuit des temps ? De nouvelles fascinations intellectuelles, culturelles et religieuses ont envahi ces dernières années les médias de masse, journaux, livres, films, télévision, Internet. Nos sociétés en quête de spiritualité, déboussolées semblent prêtes à se laisser séduire. Pourquoi ? Que signifie cette nouvelle vague de symbolisme contemplatif ? Par PIERINE PIRAS
Des croix à l’envers, le chiffre 666 (« le nombre de la bête » de l’Apocalypse) tracé sur des tombes, les profanations dites « sataniques » sont devenues monnaie courante, comme un phénomène de mode qui ferait tache d’huile et submergerait une jeunesse sans repères. Certains sociologues y voient une forme actuelle de rébellion, comme si la fin du XXe siècle par un étrange retour en arrière, se devait de replonger dans les ténèbres après les années « heureuses » de l’essor industriel et du progrès technologique.
Un sondage récent donnait à connaître les mots les plus représentatifs aux yeux des jeunes français. Après «chômage» «préservatif» et «Internet», 19 % d’entre eux citaient «The X‑Files», la série américaine de C.Carter, produite par la Fox, diffusée en France par la chaîne M 6 sous le titre «Aux frontières du réel» et dont tous les épisodes commencent par cette affirmation «La vérité est ailleurs».
L’essayiste S.Leys très critique de notre temps et de ses idoles, écrit : « Un ancien philosophe grec avait remarqué avec justesse que, si les chevaux avaient des dieux, ces dieux auraient des figures de chevaux. »
Chaque époque place dans ses panthéons les icônes qu’elle mérite, et en qui elle se reconnaît. Notre âge aura été jusqu’au bout celui de la Frime et de L’Amnésie ».
Que « The X‑Files » soit érigée en guide ‑ on parle d’ elle comme d’ une «série culte» ‑ peut surprendre mais que ce feuilleton, dans une société dite évoluée propose comme explication des problèmes du monde contemporain , « un complot venu d’ailleurs » est préoccupant.
« The X-Files » phénomène médiatique, se décline aussi en revues, guides, livres, sites internet, cassettes vidéo et fan club avec leurs produits commerciaux. Lors des dernières fêtes de Noël, les magasins à grandes surfaces, ainsi que les maisons de la presse proposaient par piles les livres X-Files – l’éditeur J’ai lu en aurait d’ailleurs vendu 1,5 millions.
L’hebdomadaire Télérama dans son numéro du 14 décembre 1996, s’interrogeait en couverture : «The X‑Files à qui profite le complot ?», et, plus récemment, le quotidien italien la Stampa précisait que pas moins de 850 sites Internet étaient dédies à «The X‑Files». Télérama évoquait la mise en scène d’ «un monde désenchanté où règnent le désordre, le trouble, le mensonge et la complexité », où les vrais gouvernants de la terre appartiennent à un club secret et « collaborent avec des extraterrestres depuis la seconde guerre mondiale ».
Pour l’essayiste M. J.Attali, la série «The X‑Files » prépare un jour où l’on pourra dénoncer un groupe social comme responsable des malheurs du monde. L’extrême droite semble corroborer cette analyse : ainsi A.Sanders du Front national, a déclaré : «Tous les jours on a la preuve qu’on nous cache quelque chose, qu’on ne nous dit pas tout, que la vérité est ailleurs.» Et d’encourager les militants lepénistes à rejoindre les fan‑clubs de la « série culte » qui compteraient, en France, quelque 10 000 membres.
Dans un autre domaine qui ne se pare pas des plumes de la fiction, le magazine de Jacques Pradel intitulé «L’odyssée de l’étrange», sur la chaîne TF1, avait lancé en France, en octobre 1995, l’affaire de l’«extraterrestre de Roswell», auquel la majorité de l’opinion publique américaine croirait. Environ 25 000 cassettes vidéo représentant l’«autopsie d’un extraterrestre» ont été vendues en France à la suite de la diffusion de l’émission. La chaîne TF1, qui a commercialisé le film ‑ réalisé par un cinéaste de l’armée américaine resté anonyme ‑, s’est vue contrainte de diligenter une enquête… pour vérifier s’il s’agissait d’une supercherie ! Et la productrice Pascale Breugnot n’écarte pas, dans l’affaire Roswell, la piste des néonazis.
Bien que la littérature soit un art tissant réel et imaginaire, les engouements du public disent également les espoirs et les craintes qui animent notre époque. Plusieurs phénomènes de librairie, par les ventes extraordinaires qu’ils suscitent à l’échelle européenne reflètent le nouveau mysticisme qui se répand dans nos sociétés déboussolées par la crise économique et sociale. Ce mouvement témoigne d’un véritable courant de «pensée» : les best‑sellers de la littérature New Age sont autant de signes, d’indicateurs de I’état actuel des mentalités collectives.
Avec le roman L’Alchimiste de l’auteur brésilien Paulo Coelho ‑ un livre qui se veut une sorte de conte moderne incitant à la réflexion, à la façon du Petit Prince d’Antoine de Saint‑Exupéry ‑ on a assisté à un record international de diffusion. Trois ans après sa parution, cet ouvrage, traduit dans de multiples langues, reste en France sur les listes des meilleures ventes…
Chez nos voisins transalpins, la polémique fait rage depuis plusieurs années au sujet de la personnalité et des oeuvres de l’écrivain devenue célébrissime, Susanna Tamaro. Cette romancière à la mode remplit les colonnes des journaux littéraires. L’immense réussite de Va où ton coeur te porte, confère à S.Tamaro le rôle de symbole européen pour toute une jeunesse en mal de valeurs. Du récit d’initiation, voyage à la recherche de soi, se dégage une philosophie ainsi résumée : « Le coeur est le centre de l’esprit » On y parle de spiritisme, de karma, de réincarnation, d’astrologie… et une grande violence affective traverse la vie de la narratrice, d’abord contre une mère qui, juive, doit se cacher pendant la guerre sans qu’on sache rien de sa situation, ensuite contre un mari qu’elle n’aime pas et qui s’avère ne pas être le père de sa fille, enfin contre cette fille, une révolutionnaire ou supposée telle…
Le conte préféré de la narratrice était dans son enfance une histoire d’anticipation où, à bord d’une soucoupe volante on pose la question : « et les anarchistes, les révolutionnaires, ils existent encore ? Oh! bien sûr qu’ils existent avait répondu leur guide en souriant. Ils vivent dans des villes rien qu’a eux sous la glace des pôles, de sorte que, si par hasard ils voulaient nuire aux autres, ils seraient incapables de le faire (… ) Les anarchistes, Les révolutionnaires ! Que de cauchemars. Ces deux mots ont suscités durant mon enfance ! »
Cet auteur prodige qui tient une rubrique régulière dans l’hebdomadaire catholique Famiglia cristiana, semble se sentir investie d’une mission salvatrice. Elle trouve des accents par moment, quasi paranoïaques et se réfugie dans le mysticisme dont elle imprègne ses personnages.
… Les scores du dernier ouvrage de la romancière Italienne, Anima Mundi, sont aussi époustouflants dans la péninsule Ibérique. En Espagne, ce livre se classe sixième et, au Portugal, il est premier, alors que Va où ton coeur le porte demeure cinquième sur la liste des livres les plus vendus. La polémique a récemment rebondi dans la presse littéraire portugaise : la critique souligne la faiblesse des oeuvres et s’interroge sur les raisons de l’engouement du public pour S.Tamaro. Cet événement sociologique en dit sans doute long sur l’identification de nombreux lecteurs aux personnages romanesques d’un auteur qualifié par certains critiques, dans son propre pays, de réactionnaire et démagogue
Dans le domaine de la littérature de grand tirage, l’heroic fantasy, envahit les rayons. Très prisé par le jeune public ce genre a, pour une large part, remplacé la science‑fiction des années 50‑70. Il fait appel, non plus au futur cher à la science‑fiction classique qui voyait les hommes vivre les conséquences ultimes d’une certaine modernité, mais à un ailleurs qui les replonge dans le Moyen Age, les temps obscurs et les abîmes primitifs. Dans cet ailleurs, sont convoqués, pèle‑mêle, les puissances du bien et du mal, les ténèbres, l’univers gothique de la confrontation avec l’inhumain, les sorcières, les ombres, la nuit, la forêt…
Des collections d’une prolixité étonnante ont récemment vu le jour. Chez J’ai lu, la formule qui orne la quatrième de couverture donne à elle seule le style et la profession de foi des auteurs : « Un prodigieux voyage au coeur du songe là où la magie fait briller l’aventure. »
Ces récits mystico‑mythologiques mettent en jeu des angoisses existentielles. Et les sectes veillent au grain.
Ainsi, la revue CyberDreams (« Les nouveaux mondes de la science‑fiction ») fait état de I’inquiétude de lecteurs à propos des éditions New Era, liées à l’Église de scientologie… CyberDreams argue, pour sa défense, du fait que les autres éditeurs sont liés à des groupes financiers, immobiliers, industriels, voire d’armement !
L’église de scientologie souvent mise en cause pour sa manipulation des esprits, a vu ses adeptes se multiplier au cours de la dernière décennie. Des pétitions en sa faveur circulent à Hollywood. wood et des artistes connus les signent.
Le journal italien La Repubblica n’hésite pas à publier à la « une » une publicité en faveur du livre du fondateur de I’Eglise de scientologie Ron Hubbard Dianetics (17 millions d’exemplaires vendus en 21 langues). Des journaux américains ont publié, en 1996, des articles ou des tribunes pour dénoncer les attaques contre les scientologues et soutenir la ” liberté de religion ‑en danger ». Certains sont même allés jusqu’à établir une comparaison entre les attaques contre les scientologues par les Etats démocratiques et la persécution des juifs par les nazis.
L’examen du cédérom du journal Le Monde (qui contient la totalité des articles publiés depuis 1987) est un bon indicateur de la multiplication des informations concernant les sectes, tout au long de ces dernières années. En cinq ans, l’accroissement du nombre des articles répertoriés sous le mot « sectes » a été de 290 % ! Si l’on ajoute à cela la place grandissante dévolue aux religions dans les journaux et les revues – l’énorme médiatisation du bouddhisme par exemple – il semble clair que l’on assiste à une orientation nouvelle de notre monde culturel et spirituel. N’est‑il pas remarquable de voir le quotidien communiste italien L’Unita après avoir ouvert il y a quelques années une page Bourse veut créer une page « religion » ?
Une bibliographie établie par la base de données Electre dans Livres hebdo, recense près de 500 ouvrages récemment parus ou à paraître en 1997 sur le thème de l’ ésotérisme..
En cette fin de siècle, le sacré est devenu commercial et le spirituel sert parfois des fins vulgaires. Est‑ce si étonnant quand on nous dit chaque jour que la vraie valeur est la Bourse, pouvoir invisible et occulte, magie même ? Si le virtuel suffit à combler nos fantasmes, pourquoi ne pas désirer une vie de simulacre, de passivité plutôt qu’agir selon la raison ?
Les errements de l’âme ne sont pas les seuls dont parlent les best‑sellers de cette fin de millénaire. Les maladies du corps constituent un véritable filon dont certains entendent profiter. C’est ainsi que reviennent à la mode de nouvelles thérapies qui promettent la guérison par la prière. Le rapport sur les sectes en France donne d’ailleurs comme typologie dominante ou associée 19 fois le terme « guérisseurs » pour 36 sectes répertoriées. Nombre d’ouvrages parus récemment aux Etats‑Unis (et traduits en Europe) font l’apologie d’une « médecine », souvent fortement matinée d’orientalisme qui vante le pouvoir curatif de la foi.
Une enquête menée par l’hebdomadaire américain Time et la chaîne CNN auprès de 1 400 lecteurs, évalue à 82 % les « croyants » en cette forme de traitement L’Indien Deepak Chopra, qui serait endocrinologue, a professé aux Etats‑Unis une médecine fondée sur le mysticisme hindou. « Maître à penser de nombreuses stars du cinéma, scientifique et médecin réputé » annonce l’éditeur dans un ouvrage récemment paru dont le titre, Le Retour de Merlin, laisse présager une curieuse scientificité. Du même auteur et dans la même veine vient de paraître la Voie du magicien, où l’on apprend que les ouvrages de Deepak Chopra sont traduits en 25 langues et que le maître. non content de conseiller les vedettes, aide également des chefs d’entreprise et des responsables politiques…
L’aveuglement de toute raison ouvre la voie qui mène au culte du chef, prépare l’individu à la passivité et à l’adhésion fanatique. Ainsi, lorsqu’on dit que les croyances apportent une solution à la crise du sens, il s’agit pour certains d’offrir une explication hors du sens, hors de la raison. Toute démarche intellectuelle se voit dès lors dissuadée, car le « non‑sens » est l’explication d’un monde où la raison devient tabou, afin de mieux servir les passions (le fanatisme) ou la passivité (le suivisme). C’est la porte grande ouverte aux sectes qu’elles soient religieuses ou politiques, l’abdication par le citoyen de la maîtrise ou du choix de son futur.
La confiance dans la raison, qui coha bita pendant des siècles avec les utopies sociales, est en perte de vitesse. L’idée que l’homme est raisonnable, capable de penser l’universel engendrait naguère des illusions cohérentes des espoirs collectifs et positifs. L’ascension de l’irrationnel, la fascination par l’extase contemplative, risquent de colorer notre futur en noir. On peut craindre en effet que, comme l’affirmait Goya, le sommeil de la raison engendre des monstres.