INTERVIEW Éric Maurin Economiste, directeur d’études à l’EHESS
Cosigné par l’économiste Eric Maurin et la sociologue Dominique Goux, et consacré à la question clé mais méconnue des classes moyennes, le dernier petit volume de la République des Idées s’annonce comme l’une des contributions éditoriales essentielles à la campagne présidentielle. A la veille d’une rencontre de chercheurs sur l’avenir des classes moyennes (lire encadré), Eric Maurin livre les principaux éléments de son analyse en avant-première pour Libération.
La notion de classes moyennes semble floue, comment peut-on la définir ?
Dans son acception sociologique la plus courante, le terme de classes moyennes désigne la population occupant une position intermédiaire entre le salariat d’exécution (ouvriers, employés) et les catégories supérieures (cadres, chefs d’entreprise). On y retrouve aujourd’hui l’ensemble de ce que l’Insee nomme les «professions intermédiaires» (techniciens, représentants de commerce, chargés de clientèle, cadres B de la fonction publique, agents de maîtrise…) auxquelles on peut ajouter la «petite bourgeoisie» traditionnelle, artisans ou commerçants, soit un cœur de classes moyennes représentant 30 % de la population active.
Ces classes moyennes sont très diverses, qu’ont-elles de commun ?
Les membres des classes moyennes sont nettement au-dessus des ouvriers et des employés en termes de diplômes, de revenus, de patrimoine ou de quartiers de résidence. Plus de la moitié d’entre eux sont diplômés du supérieur contre une toute petite minorité des salariés d’exécution par exemple, ce qui se traduit par des différences de revenus de l’ordre de 40 %. En cela, les classes moyennes représentent toujours bien un espace de promotion sociale pour les classes populaires et leurs enfants. Mais les classes moyennes disposent aussi de nettement moins de ressources scolaires ou sociales que les cadres et professions supérieures, et surtout ces ressources sont bien plus spécifiques, fragiles et menacées. Les membres des classes moyennes sont diplômés du supérieur, mais essentiellement des voies technologiques courtes, quand les cadres sont majoritairement diplômés de l’enseignement supérieur général. Du coup, la capacité des classes moyennes à rebondir en cas d’échec et de chômage est plus faible et leur exposition au déclassement en cours de carrière plus forte. Leur situation professionnelle dépend davantage des efforts de formation continue consentis par les employeurs pour actualiser leurs compétences. Leurs marges de manœuvre sont réduites, ils démissionnent peu. Au-delà de leur très grande diversité, le point commun des classes moyennes est ainsi la fragilité des acquis et l’incertitude des destins, où la possibilité de s’élever côtoie le risque de rechuter. Cette tension engendre un rapport très particulier à l’avenir et aux autres.
Pourquoi parler de «nouvelles classes moyennes» ?
Les classes moyennes sont le groupe social intermédiaire par lequel transitent les familles et les personnes en ascension dans la société, issues de milieux modestes. C’est peut-être leur trait sociologique le plus profond. Mais historiquement, ces positions tremplins n’ont jamais coïncidé avec une quelconque situation «moyenne» dans la société. Dans les années 60, les catégories populaires (ouvriers, agriculteurs) agrégeaient encore 75 % de la population et les classes moyennes ne représentaient qu’une fraction très minoritaire et privilégiée de la population, une forme d’élite pour les enfants du peuple beaucoup plus qu’une moyenne ou un centre de gravité pour la société. Les classes moyennes n’avaient alors de moyennes que le nom. Avec la désindustrialisation et le déclin des classes populaires, combinés à la montée en puissance des cadres et positions supérieures, tout a changé : les classes moyennes sont devenues à la fois l’un des groupes sociaux les plus vastes et les plus centraux de notre société. Il ne s’agit plus d’une petite fraction de la population située au sommet des hiérarchies professionnelles et des distributions de ressources, mais d’au moins 30 % de la population situés juste au-dessus de la médiane de ces mêmes hiérarchies, à leur point de bascule. Pour la première fois dans notre histoire, les classes moyennes, comme ensemble des positions intermédiaires dans les trajectoires d’ascension sociale, sont en train de coïncider avec la «moyenne» et le centre de gravité de notre société. Chaque époque a ses «nouvelles classes moyennes», mais on serait tenté de dire que les nôtres, pour la première fois, coïncident avec le qualificatif qui les désigne.
En quoi cette évolution est-elle cruciale ?
Il s’agit d’une évolution extrêmement importante, ne serait-ce que parce que les membres des classes moyennes sont souvent portés vers une philosophie sociale où la réussite et le progrès s’envisagent comme la récompense des efforts et du mérite individuel davantage que comme le résultat de luttes collectives. Ils sont pris dans une tension sociale qui est aussi une tension idéologique : le désir de s’élever leur fait envisager avec méfiance tout effort de solidarité qui pourrait favoriser les concurrents, mais la peur de rechuter les fait aussi aspirer à une protection des statuts existants. Il s’agit d’ailleurs d’un électorat assez spécifique, particulièrement anxieux devant l’avenir, très partagé, peu porté à voter pour les extrêmes, mais capable de transgressions soft, telles qu’un vote pour François Bayrou ou pour les écologistes. Le développement de ces catégories, leur nouvelle centralité ont d’évidentes conséquences idéologiques et politiques.
Peut-on alors parler de «moyennisation» de la société ?
Non, ce serait un contresens complet. Les distances sociales entre les classes populaires (ouvriers, employés), les classes moyennes (catégories intermédiaires) et les classes supérieures (cadres, chefs d’entreprise) ne se sont en rien estompées au cours des trente dernières années. Ce qui a changé ce n’est pas ça, c’est la morphologie de notre société, l’importance relative des groupes sociaux et la position de leurs membres dans les hiérarchies sociales : avec la désindustrialisation, les classes populaires ont décliné, tandis qu’avec la modernisation de l’économie et la démocratisation de l’enseignement, les classes supérieures ont augmenté rapidement. Prises entre ces deux mouvements, les classes moyennes ont continué de grossir tout en se voyant déporter vers le cœur de la société. Cette dernière s’est rééquilibrée autour d’un noyau de classes moyennes plus lourd et plus central. Mais les écarts de revenus entre les grands groupes sociaux ou d’exposition à la précarité sont néanmoins restés largement intacts. Les classes supérieures gagnent en moyenne 40 % de plus que les classes moyennes et cet écart n’a guère bougé depuis trente ans. De même, les classes supérieures subissent très rarement un déclassement tout en bas de l’échelle sociale, quand c’est le cas de 10 % environ des classes moyennes sur une période de cinq ans. Inversement, l’avantage des classes moyennes sur les classes populaires en termes de protection des emplois ou de revenus a fluctué avec la conjoncture (les crises frappent plus durement les classes populaires), mais sans jamais se réduire en tendance.
Peut-on parler déclassement des classes moyennes ?
En termes de statut social, il est assez inexact de se représenter les classes moyennes contemporaines comme peuplées de personnes ayant une position professionnelle inférieure à celle de leurs parents et donc habitées par ce ressentiment particulier qu’éprouvent les déclassés à l’égard de la société. Au sein des classes moyennes, seule une petite minorité de personnes se trouvent dans cette situation (de l’ordre de 15 %) et cette proportion est très stable dans le temps. De même, il est faux de se représenter les enfants de classes moyennes comme en déclin scolaire ou social par rapport aux enfants des autres milieux sociaux : à bien des égards c’est plutôt le contraire qui s’est produit. Les enfants de classes moyennes ont par exemple plutôt progressé dans les classements scolaires depuis trente ans. Chaque fois qu’une réforme scolaire a tendu à égaliser les chances entre les classes populaires et les classes moyennes (le collège unique par exemple), on a pu constater un surinvestissement énorme de la part des familles de classes moyennes pour maintenir le rang scolaire de leurs enfants, en les poussant chaque fois un cran plus loin dans leurs études. L’école est devenue l’une des sources majeures de statut social dans notre société et elle représente pour les classes moyennes un enjeu et une angoisse essentielle.
Avec la hausse des prix, n’y a-t-il pas quand même un déclassement résidentiel des classes moyennes ?
Depuis dix ans, les prix de l’immobilier ont beaucoup augmenté, plus vite que les revenus, mais tout le monde souffre, pas seulement les classes moyennes. Quand on compare les voisinages dans lesquels résident les classes moyennes, on ne constate aucun déclin, aucune dilution sociale, aucun rapprochement avec les classes populaires. Il est indiscutable qu’une fraction non négligeable des familles des classes moyennes est aujourd’hui comme prisonnière de quartiers en voie d’appauvrissement qu’elles n’ont pas ou plus les moyens de quitter. Mais c’était déjà le cas il y a dix ans et surtout une proportion tout aussi importante de classes moyennes continue à fuir ces quartiers pour s’assurer une promotion territoriale. Les classes moyennes n’ont pas lâché non plus en termes d’accession à la propriété, alors que les classes populaires ont lourdement décroché, notamment chez les jeunes. Les inégalités entre classes sociales devant la propriété du logement ont explosé au cours des quinze dernières années.
Pourquoi les classes moyennes détiendraient-elles les clés de l’élection présidentielle ?
Il ne faut d’abord pas perdre de vue que, même en déclin, le salariat modeste (ouvriers, employés) représente toujours la moitié de la population. A ce titre, les classes populaires sont un enjeu électoral absolument considérable, d’autant que c’est cette moitié de la population qui est aujourd’hui la plus en difficulté et dont les enfants souffrent le plus également. Pour la gauche, je dirai que cela devrait être la priorité numéro un, même si son discrédit est important dans cette population. Après, il est bien clair que les «classes moyennes», même dans le sens assez circonscrit que nous donnons à ce terme, représentent désormais une partie importante de l’électorat et surtout placée à son point de bascule. On reste très loin du «deux Français sur trois» de VGE ou de la «moyennisation» prophétisée par Henri Mendras, mais une classe moyenne «sociologique», assez cohérente avec la classe moyenne «politique» fantasmée par la droite et le centre, a crû au cœur de la société, au point d’avoir sans doute aujourd’hui un rôle d’arbitre qu’elle n’a jamais eu auparavant. Cela pose évidemment un problème redoutable pour la gauche : comment séduire cette nouvelle classe moyenne, prise dans des luttes extrêmement âpres de préservation de son statut et de promotion individuelle (à l’école, dans l’emploi, sur le marché résidentiel), tout en aidant les familles modestes et leurs enfants à surnager, eux qui subissent de plein fouet l’échec scolaire, le chômage et les difficultés de logement. Comment lutter à la fois contre l’appauvrissement de la classe ouvrière et la peur du déclassement des classes moyennes, sachant que tout ce qui atténue le premier augmente potentiellement la seconde ? Pour la gauche, c’est l’équation clé de la présidentielle, avec une concurrence de type Bayrou et écologistes du côté des classes moyennes et une concurrence de type extrême droite du côté de la classe ouvrière.
Que pensez-vous des propositions fiscales des candidats en direction des classes moyennes ?
Le débat fiscal est dominé par l’idée que les classes moyennes paient beaucoup plus qu’elles ne reçoivent, permettant à une large population d’assistés de vivre sans efforts à leurs crochets. Ce type de représentation se fonde sur une définition des classes sociales (en termes de revenus courants) et des mesures des flux de transferts entre classes sociales qui sont, je pense, assez largement trompeuses : elles négligent que les personnes à revenus intermédiaires d’aujourd’hui sont (en partie) les pauvres d’hier et qu’elles ont donc elles aussi dans le passé bénéficié du système. Inversement, certains pauvres d’aujourd’hui (les jeunes notamment) deviendront les revenus intermédiaires de demain et seront alors à leur tour contributeurs nets. Pour une comptabilité plus juste, il faudrait également tenir compte des services publics d’enseignement ou de santé, ce qui n’est quasiment jamais le cas : l’enseignement supérieur bénéficie par exemple beaucoup plus aux enfants des classes moyennes qu’à ceux du salariat modeste. Si nous ne parvenons pas à ainsi enrichir les termes du débat fiscal, nous resterons prisonniers de la situation actuelle où une large fraction des classes moyennes a le sentiment d’être traité injustement et serait réticente à un accroissement des impôts pour aider les plus démunis. Il me semble qu’il s’agit d’un préalable pour que les classes moyennes et les classes populaires puissent adhérer à un quelconque projet fiscal.
Une interview intéressante qui confirme qu’il est préférable de s’adresser à des spécialistes (en l’occurrence ici un sociologue) plutôt que d’entamer une discussion de café du commerce.
Shukuru