Les classes sociales
XAVIER MOLÉNAT
Qu’est-ce que c’est ?
Classes réelles ou classes à faire ?
La France s’est-elle « moyennisée » ?
Peut-on encore parler de classes sociales ?
Qu’est-ce que c’est ?
Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas Karl Marx qui a créé le concept de classe sociale. Lui-même reconnaissait volontiers avoir repris le terme et le schéma de la lutte des classes à ses prédécesseurs. Aux économistes tels que David Ricardo, il emprunte l’idée que les classes sont des ensembles d’individus occupant une position similaire dans le processus de production (qui est toujours, pour Marx, un processus d’exploitation), et définis par la nature de leur revenu (dans le système capitaliste : rente du propriétaire foncier, profit du capitaliste ou salaire du prolétaire). Mais, avec des historiens tels qu’Alexis de Tocqueville ou François Guizot, il leur donne également la dimension politique de groupes en lutte pour le contrôle de la société.
Les classes ne se définissent donc que dans un rapport de classe : « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe. » Leur nombre est sujet à fluctuation : parfois deux (comme dans le Manifeste du parti communiste), trois (dans le dernier volume, inachevé, du Capital) ou sept (comme dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). L’existence d’une classe comme groupe réel, mobilisé (la classe « en soi »), se double nécessairement, chez ses membres, d’une conscience de classe, c’est-à-dire la conscience d’appartenir à cette classe et d’en partager les intérêts (la classe « pour soi »).
Chez Max Weber, la division en classes se fonde aussi sur le processus économique. Mais il est beaucoup plus prudent que Marx : les classes regroupent simplement des individus possédant des chances égales d’acquérir certains biens sur le marché, porteurs des mêmes « chances de vie » (Lebenschancen). Elles n’impliquent aucun sentiment d’appartenance (ce dernier étant propre à la communauté) : les classes sociales sont simplement une manière (d’autres sont possibles) de découper et d’analyser la réalité.
Une autre approche a été entreprise par le sociologue américain Loyd W. Warner. Analysant une ville moyenne des Etats-Unis, il recueille les représentations spontanées qu’ont certains habitants de la structure sociale. Il définit ainsi trois grandes classes et sept sous-classes hiérarchisées, de la lower-lower class (population précaire) à l’upper-upper class (aristocratie sociale). Originale, sa méthode a été vivement critiquée, car « la structure sociale [y] semble réduite à la représentation qu’en ont certains membres de la communauté » (1). En fait, il s’agit plus d’une étude du statut perçu que des divisions en classes.
Classes réelles ou classes à faire ?
L’oeuvre de Pierre Bourdieu constitue une synthèse originale des approches classiques des classes sociales. Il reprend l’idée d’un espace social hiérarchisé, mais, au capital économique comme principe de division, il ajoute le capital culturel (saisi essentiellement par le diplôme). Ainsi, les positions sociales se définissent-elles non seulement par le volume global de capital (toutes espèces confondues), mais aussi par sa structure. Au sein des classes dominantes, possédant un important volume global de capital, les enseignants (riches en capital culturel mais pauvres en capital économique) s’opposent aux patrons de commerce à la structure de capital inversée. Au bas de l’échelle sociale, les ouvriers spécialisés possèdent peu des deux espèces de capitaux.
Bourdieu adresse cependant une critique plus fondamentale à la théorie de Marx. Il lui reproche son réalisme, c’est-à-dire de considérer les classes sociales comme des groupes réellement mobilisés, existant concrètement dans la réalité, que le chercheur n’aurait en quelque sorte plus qu’à nommer. Pour Bourdieu, les classes telles que les construit le chercheur, les classes « théoriques », ne sont pas des classes réelles, mais seulement des classes « probables » : elles agrègent, sur le papier, des agents qui, occupant des positions proches dans l’espace social, sont susceptibles de se rassembler dans la réalité. Mais les classes ne sont pas données : elles sont à construire, par un travail de mobilisation et de construction d’une identité collective (via une représentation politique ou syndicale par exemple), qu’il appartient au sociologue de décrire. Marx a en fait omis d’intégrer, dans sa théorie, l’effet de théorie qu’il a lui-même exercé : en nommant les classes, il a plus qu’aucun autre contribué à les faire exister.
Cette critique avait été précédée de celle de l’historien Edward P. Thompson. Dans la préface à son livre La Fabrication de la classe ouvrière anglaise (2), il critiquait la tendance des marxistes à « voir dans les classes une chose ». Pour lui, la classe est avant tout « un phénomène historique, unifiant des événements disparates et sans lien apparent, tant dans l’objectivité de l’expérience que dans la conscience. […] Je ne conçois la classe ni comme une “structure”, ni même comme une catégorie, mais comme quelque chose qui se passe en fait […] dans les rapports humains ».
L’ensemble de ces réflexions « constructivistes » a inspiré, en France, le travail de Luc Boltanski sur les cadres (3), ainsi que ceux d’Alain Desrosières et Laurent Thévenot sur les catégories socioprofessionnelles (CSP) (4).
La France s’est-elle « moyennisée » ?
L’hypothèse d’une « fin des classes » apparaît en même temps que se développe la société de consommation et, en son sein, une importante classe moyenne. Dès 1959, aux Etats-Unis, Robert Nisbet relève plusieurs phénomènes qui appuient cette hypothèse :
– Au plan politique, diffusion du pouvoir dans l’ensemble de la société et autonomisation des comportements vis-à-vis du groupe social d’appartenance.
– Au plan économique, développement du secteur des services dont les emplois n’entrent pas dans le schéma de classe habituel.
– Au plan social, une certaine harmonisation de la consommation et des niveaux de vie brouille les clivages habituels, vouant la lutte des classes au déclin (5).
En France, Henri Mendras a soutenu, dans les années 80, la thèse de « l’émiettement des classes » (6). Selon lui, entre 1965 et 1984, la société paysanne traditionnelle a disparu en s’ouvrant au confort et à la technique moderne. Les ouvriers, qui représentent une part décroissante de la population active, ont accédé eux aussi au confort bourgeois. Leur activité professionnelle elle-même a évolué vers des tâches qui ne demandent plus d’effort physique important. Dès lors, « s’il n’y a plus de prolétaires, il ne peut plus y avoir de bourgeois ». D’autres facteurs viennent brouiller les schémas ordinaires : travail des femmes, multiplication de nouveaux métiers, diversification des situations familiales. H. Mendras envisage ainsi la société française bâtie autour d’une vaste « constellation centrale », qui engloberait l’ensemble de la population à l’exception d’une « élite » d’un côté, des pauvres et des immigrés de l’autre. Au sein de cette vaste classe moyenne, les frontières entre les différents groupes sont poreuses, et une culture commune apparaît. Par exemple, le barbecue et son rituel campagnard ne sont plus une pratique discriminante : elle s’est diffusée dans tous les milieux, de l’ouvrier au cadre supérieur. Seules les modalités de la pratique varient.
Plus généralement, les vingt dernières années ont vu diminuer, dans la population, le sentiment d’appartenance à une classe donnée. Parallèlement au déclin du marxisme scientifique et politique, d’autres grilles de lectures et d’autres découpages de la société ont surgi, basés sur des critères « ethniques » (clivage Français/immigrés, « beurs »), culturels (homosexualité, religion) ou sociaux (« chômeurs », « exclus », « bobos ») qui ont contribué à délégitimer l’approche en termes de classes.
Peut-on encore parler de classes sociales ?
Certains auteurs s’efforcent aujourd’hui de réhabiliter les classes sociales. Louis Chauvel, dans un article synthétique (7), montre que les tenants de la « fin des classes » s’appuient sur l’exceptionnelle conjoncture économique des trente glorieuses, qui fut effectivement une période de forte réduction des inégalités salariales, avec une croissance annuelle du pouvoir d’achat ouvrier supérieur à 3 %. Mais, selon lui, cette dynamique a été stoppée dès 1975 et, depuis, les écarts stagnent : un cadre gagne aujourd’hui en moyenne 2,5 fois le salaire d’un ouvrier, contre 3,9 fois en 1955, mais le pouvoir d’achat ouvrier ne progresse plus que de 0,6 % l’an… D’autre part, la stagnation des salaires masque les très fortes inégalités de patrimoine, qui tendent à devenir déterminantes. Les écarts dans le domaine vont de 1 à 70, et 20 % de la population n’en possède aucun.
Les styles de consommation continuent d’être très différenciés : alors que les ouvriers se contentent globalement de couvrir les besoins de base, les cadres peuvent acheter le travail des autres sous forme de services (garde à domicile, par exemple). Leurs vacances sont plus fréquentes et plus longues. L’accès aux écoles les plus sélectives est devenu encore plus difficile pour les enfants des catégories populaires : ils représentent 16,2 % des effectifs à la fin des années 90, contre 26,9 % au début des années 80. L’homogamie (fait de se marier au sein du même groupe social), elle non plus, ne faiblit pas.
Chauvel montre aussi que l’identité de classe, certes fragilisée, se maintient. S’il a diminué en trente ans, le sentiment d’appartenance à une classe, mesuré par les sondages, s’est toujours maintenu à un haut niveau, et remonte depuis la fin des années 80. Dans le domaine politique, le « non-vote », ajouté au vote PCF et FN, distingue nettement un vote populaire, « critique, voire radical », d’un vote bourgeois porté vers le Parti socialiste, les centristes ou la droite libérale.
Enfin, paradoxalement, la focalisation sur le « peuple » empêche de voir que, à l’autre bout de l’échelle sociale, un groupe possède tous les attributs d’une classe sociale au sens marxiste : la bourgeoisie. Consciente de ses intérêts et de ses limites, elle cultive, via des lieux réservés (clubs privés, rallyes), un « entre soi » qui met les importuns à l’écart. Rapprochant des personnes exerçant les plus hautes responsabilités du privé et du public, les liens de sociabilité ainsi tissés sont inséparablement des solidarités économiques. Elle se présente ainsi comme la seule classe mobilisée, capable de maîtriser son destin (8). Marx n’est donc peut-être pas tout à fait mort…
NOTES
1 S. Bosc, Stratification et classes sociales, Nathan, 4e éd. 2001.
2 E.P. Thompson, La Fabrication de la classe ouvrière anglaise, EHESS/Gallimard/Seuil, 1988.
3 L. Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Minuit, 1982.
4 A. Desrosières et L. Thévenot, Les Catégories socioprofessionnelles, La Découverte, 1988.
5 L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, n° 79, octobre 2001.
6 H. Mendras, La Seconde Révolution française, 1965-1984, Folio, rééd. 1994.
7 L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », op. cit.
8 M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, rééd. 2003