Chaque année, à l’été, c’est la même plaisanterie : émus et solennels, les antifiscalistes de tous poils célèbrent le «jour de libération fiscale». En 2014, l’événement tombe ce lundi. L’occasion de faire le point sur un indicateur plus idéologique que scientifique.
DE QUOI S’AGIT-IL ?
Le «jour de libération fiscale» est censé être la date à partir de laquelle les contribuables travaillent «pour eux» et non plus pour l’Etat. On le détermine souvent en calculant le taux de prélèvements «subi» par les salariés et en le rapportant aux 365 jours de l’année. La date peut ainsi évoluer en fonction de l’évolution de la fiscalité. Ainsi, selon une étude de l’institut économique Molinari, en 2014, «le salarié moyen français travaillera jusqu’au 28 juillet pour financer les dépenses publiques, soit deux jours de plus que l’an passé».
Le concept n’est pas nouveau, ni propre à la France. Selon l’organisation américaine Tax Foundation, il a été créé en 1948 par l’homme d’affaires Dallas Hostetler. En 1980, dans son ouvrage La liberté du choix, l’économiste libéral Milton Friedman proposait de faire de ce jour une «nouvelle fête nationale» – «le jour de l’année où nous […] commencerions à payer les biens que nous choisissons», par opposition à des dépenses publiques jugées arbitraires. Selon l’institut Molinari, la Belgique est le pays européen où cette date est la plus tardive (le 6 août). La France n’est pas loin derrière, tandis que pour l’Allemagne cette journée tombe le 11 juillet. Le plus gros contingent bascule en juin, tandis que Chypre est «fiscalement libéré» dès le 21 mars. Des comparaisons à prendre avec des pincettes, tant il reste délicat de comparer les différentes fiscalités nationales, construites selon des modèles très différents.
COMMENT LA DATE EST-ELLE CALCULÉE ?
«La méthode la plus courante est de prendre le poids des dépenses publiques par rapport au PIB et de le rapporter au nombre de jours, explique Cécile Philippe directrice de l’institut Molinari. Pour notre part, nous procédons autrement. Nous partons du salaire annuel brut moyen d’un salarié français – environ 36 000 euros. Nous en retirons les charges salariales et patronales, l’impôt sur le revenu et la TVA, et on regarde ce qui reste».
Ce mode de calcul n’est pas sans raccourcis. Il considère les cotisations patronales comme des prélèvements subis par le salarié ; il se base sur un cas type, celui d’un célibataire sans enfants locataire de son logement, ce qui permet d’agglomérer des prélèvements individuels (TVA, cotisations) et l’impôt sur le revenu, payé par foyer; il considère que 35% du revenu disponible après prélèvements est consacré au loyer, et la moitié du restant à la consommation – avec paiement du taux maximum de TVA. La date de «libération fiscale», si tant est que l’on prenne le concept au sérieux, est donc sujette à caution. Avec une autre méthode de calcul, l’association «Contribuables associés» la situe d’ailleurs au 27 juillet, soit… deux jours plus tôt que l’année dernière.
LE CONCEPT EST-IL NEUTRE ?
Plus qu’une donnée scientifique, cette date est un outil de communication, efficace car extrêmement concret dans sa présentation. Le vocabulaire utilisé par ses promoteurs est polémique – il s’agit de se «libérer» d’un «fardeau». Cécile Philippe ne s’en cache d’ailleurs pas : «Mon objectif, c’est que l’on pense que l’Etat en fait trop, et qu’il devrait en faire moins et mieux. Il n’y a plus un domaine de la vie des individus qui ne soit pas réglementé, taxé. Je considère que cela nuit au développement de toutes les autres institutions d’une société». Cet indicateur n’en bénéficie pas moins de nombreuses reprises dans les médias, souvent sans recul :«L’année dernière, nos chiffres ont fait un buzz terrible. Moins cette année», regrette Cécile Philippe.
Outre les réserves de méthode formulées plus haut, le principal écueil du concept est l’idée selon laquelle, avant la date de «libération», le salarié ne travaillerait que pour«financer les dépenses publiques» – autrement dit, que pour nourrir un terrible Moloch qui ferait disparaître l’argent perçu. C’est oublier qu’une grande partie de cet argent revient aux contribuables sous formes de prestations sociales (retraites, assurance maladie, assurance chômage…) ou d’équipements (routes, écoles, hôpitaux…)
Ainsi, selon un rapport de 2012 de l’Insee, la proportion de personnes dont le niveau de vie est inférieur à 1 000 euros par mois passe de 22% avant redistribution à 17% après. Dans une étude de 1998, l’OCDE calculait par ailleurs un taux de prélèvements obligatoires «net de transferts [sociaux]» n’était que de 17%, niveau«remarquablement stable depuis 1959». Ce qui n’interdit pas, certes, de reconnaître que le poids des prélèvements fiscaux en France reste parmi les plus élevés en Europe; ni de s’interroger sur l’efficacité des dépenses publiques, comme le fait un récent rapport de France Stratégie (ex-commissariat à la Stratégie).
LA «DATE DE LIBÉRATION FISCALE» NOUS APPREND-ELLE QUELQUE CHOSE ?
Pour contourner cette critique, les promoteurs de la «libération fiscale» mettent en avant d’autres enseignements. Ainsi, plutôt que l’argent «perdu» par le contribuable, la date soulignerait l’importance des «dépenses non choisies» par celui-ci – qui n’a pas, par exemple, la possibilité de préférer un organisme privé à la Sécurité sociale. Pour autant, rien, reconnaît Cécile Philippe, ne garantit que le secteur privé coûterait moins cher à ses clients que le public. La directrice de l’institut Molinari avance également une mission de «transparence» : «En France, on a beaucoup de débats sur l’impôt sur le revenu, mais on oublie souvent que les cotisations représentent la plus grande partie des prélèvements.» Fallait-il tant de biais pour le démontrer ?