C’est un éternel débat : les 35 heures ont-elles, oui ou non, créées de l’emploi ? La dernière enquête sur le sujet date de 2002. Mais régulièrement, le sujet revient sur le tapis. Avec deux parties qui s’affrontent sans pouvoir se réconcilier. Pour certains, les 35 heures symbolisent toutes les tares de l’économie française. Pour les autres, il s’agit de la dernière grande avancée sociale. Une controverse idéologique qui charrie beaucoup d’idées reçues. Une commission d’évaluation de l’impact de la réduction du temps de travail vient d’apporter sa pierre au débat, en rédigeant un rapport parlementaire adopté mardi 9 décembre. Entretien avec la députée socialiste Barbara Romagnan, rapporteure de cette commision.
Pourquoi avoir choisi de lancer une commission d’enquête parlementaire sur l’impact de la réduction du temps de travail, il y a six mois ?
Cette commission d’enquête a été proposée par Thierry Benoît, député UDI, qui en est devenu le président. Le sujet n’était pas forcément dans l’actualité, à l’inverse d’aujourd’hui, mais il y avait lieu de mesurer l’impact des 35 heures, d’autant qu’aucune enquête du ministère du Travail n’est sortie sur le sujet depuis 2002. Il y a six mois, la création de cette commission a été adoptée à l’unanimité par l’ensemble des groupes parlementaires de l’hémicycle. En revanche, le contenu du rapport ne remporte pas une totale adhésion au sein des membres de la commission. Mardi 9 décembre, la gauche (PS et PCF) a voté pour et la droite (UMP et UDI) contre.
La bataille des 35 heures se joue-t-elle sur un terrain idéologique ou économique ?
Je suis frappée par l’idéologie autour de cette question. Quels que soient les chiffres que l’on produit, le bilan positif que l’on affiche, l’image des 35 heures « responsables de tous mes maux de l’économie », est tellement ancrée dans l’esprit de beaucoup de responsables politiques et économiques, qu’il est difficile de battre en brèche ces idées reçues. Ce combat idéologique est évidemment mené par certains représentants du patronat et de la droite, mais la gauche n’assume pas toujours l’héritage des 35 heures.
Je suis frappée par l’idéologie autour de cette question
Le gouvernement de Lionel Jospin a eu beau créer des emplois et équilibrer les comptes publics, il a tout de même perdu l’élection présidentielle en 2002. Assommée par cette défaite, une partie de la gauche n’a sans doute pas voulu poursuivre ce combat culturel et politique. Pour autant, il est assez incompréhensible qu’à une époque où la lutte contre le chômage massif est érigée en priorité nationale, l’option du partage du temps de travail ne soit même pas envisagée.
Quel est l’impact de la réduction du temps de travail sur l’économie ?
Entre 1997 et 2001, il n’y a jamais eu autant d’heures travaillées partagées par tous en France. Deux millions d’emplois salariés dans le secteur marchand ont été créés sur cette période. Aucune politique ne s’est révélée plus efficace par le passé.
Aucune politique ne s’est révélée plus efficace par le passé
Surtout si l’on considère que seuls 3 millions d’emplois ont vu le jour dans le siècle qui a précédé, entre 1896 et 1996. On peut créer beaucoup d’emplois sans nécessairement réduire le chômage, du fait de la croissance de la population active. Or, rien qu’en une année, entre 1999 et 2000, on a compté 350 000 chômeurs de moins. En outre, les 35 heures ont contribué à faire décroître le temps partiel, qui augmentait de manière continue depuis le début des années 1980.
Les détracteurs des 35 heures affirment que c’est la croissance mondiale qui a créé les emplois…
C’est ce qu’on entend souvent. Cette analyse ne résiste pas aux chiffres. Il n’y a jamais eu autant d’emplois créés par point de PIB supplémentaire qu’entre 1997 et 2000.
Il n’y a jamais eu autant d’emplois créés par point de PIB supplémentaire qu’entre 1997 et 2000
Le rapport démontre que ce sont les 35 heures qui ont stimulé la croissance, et non l’inverse. Quand on observe le taux de croissance de la France avant et après la mise en place de la réduction du temps de travail, entre 1998 et 2002, on se rend compte qu’il passe de 2,2% à 2,5%, pour retomber ensuite à 2,2%. Lors de son audition auprès de la commission, Lionel Jospin a rappelé que la croissance française était supérieure d’un point à la moyenne européenne sur cette période.
Les opposants aux 35 heures expliquent également que les emplois ont été créés grâce aux baisses de cotisations salariales concédées aux entreprises au même moment…
On ne peut pas limiter l’impact positif des 35 heures à cette seule mesure. Car, à d’autres périodes, des baisses de cotisations ont au contraire provoqué des destructions d’emplois. Le coût par emploi créé lors des 35 heures était de 12 800 euros. Si l’on rapportait les 41 milliards de baisses de charges consenties actuellement aux entreprises par le pacte de responsabilité à ces 12800 euros, on créerait aujourd’hui quelque 3 millions d’emplois. Or ce pacte n’a créé jusqu’à présent que des emplois imaginaires.
Les 35 heures, c’est un pacte de responsabilité qui a marché. Avec de vraies contreparties de part et d’autres
Les 35 heures, c’est un pacte de responsabilité qui a marché. Avec de vraies contreparties de part et d’autres : des créations d’emplois pour les salariés et de la flexibilité du temps de travail pour les entreprises.
Mais on reproche toujours aux 35 heures d’avoir miné la productivité française…
C’est faux. Notre productivité reste parmi les plus élevées au monde. Par exemple, l’annualisation du temps de travail a permis à beaucoup d’entreprises, qui le souhaitaient, de moduler les horaires des salariés en fonction des périodes de forte ou de faible activité. Ce qui leur a évité de payer trop d’heures supplémentaires. Grâce à la rotation des salariés, elles ont pu faire fonctionner davantage l’appareil de production. La durée d’utilisation des machines est passée de 50 heures en moyenne en 1996 à 55 heures en 2002. Ce qui entraîne des gains de productivité.
Parallèlement, la modération salariale qui a suivi la mise en place des 35 heures a empêché le coût du travail d’augmenter. La réduction du temps de travail n’a pas grevé la compétitivité française. En revanche, il est vrai qu’elle a baissé en 2003, au moment d’ailleurs où le nouveau gouvernement a commencé à détricoter les 35 heures.
La comparaison avec la situation allemande est pourtant souvent avancée
Nous nous sommes rendus Outre-Rhin pour cette mission d’évaluation, à Siemens notamment, où le travail « à la carte » a été instauré, sans contrôle des horaires. Ce qui est frappant, c’est que les Allemands se sont beaucoup appuyés sur la réduction du temps de travail pour réussir à traverser la crise, en puisant dans les comptes épargne temps, en utilisant le chômage partiel – le gouvernement y a consacré 6 milliards d’euros contre 600 millions chez nous… Tout cela en bonne intelligence avec leurs partenaires sociaux.
Vos auditions ont-elles mis en lumière les aspects négatifs des 35 heures ?
Il y a eu inévitablement des perdants. Individuellement, certains ont vu leurs salaires stagner pendant 18 mois en moyenne après la mise en place des 35 heures.
Il y a eu inévitablement des perdants
Avec l’annualisation du temps de travail dans certaines entreprises, des salariés peu qualifiés, surtout des femmes, ont perdu leurs heures supplémentaires. Dans les plus petites entreprises, celles de moins de 20 salariés qui ne sont pas « passées aux 35 heures » en 2002, le régime d’heures supplémentaires est devenu moins favorable. La RTT à l’hôpital a également été très compliquée. Les 35 heures n’étaient initialement pas prévues dans la fonction publique et ce passage a sans doute été réalisé trop tôt. En dépit de 45000 personnes embauchées dans le secteur hospitalier entre 2002 et 2004, cela n’a pas suffi à régler les problèmes. Mais les personnels interrogés continuent d’apprécier leurs jours RTT et ne veulent pas y renoncer.
Globalement, les Français les plus satisfaits sont ceux qui ont obtenu des journées ou demi-journées de RTT. Ceux qui n’ont gagné que quelques minutes quotidiennes en ressentent moins les bénéfices. On ne peut pas nier non plus une certaine intensification du travail, surtout chez les salariés en forfait annuels en jour (par accord collectif, les conventions de forfait annuel en jour permettent aux salariés de travailler jusqu’à 218 jours par an sans compter les heures journalières, mais avec une coupure obligatoire de 11 heures entre chaque journée travaillée). Il est donc important de sanctuariser les temps de repos, sans compter que les nouvelles technologies font exploser les frontières entre vie privée et professionnelle.
Lorsque vous avez auditionné le ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, il a parlé de faire respirer les 35 heures. Faut-il les assouplir ?
Ce serait méconnaître la législation du travail. Depuis 2003, les 35 heures ont été progressivement vidées de leur substance.
Assouplir les 35 heures, ce serait méconnaître la législation du travail
Il est difficile de faire sauter des verrous supplémentaires. Le recours aux heures supplémentaires a été étendu… jusqu’à la loi de sécurisation de l’emploi qui autorise les entreprises, par accord majoritaire de maintien dans l’emploi, à modifier le temps de travail sans hausse de salaire. Le ministre de l’Economie s’est interrogé : « Qui sommes-nous pour empêcher les gens de travailler plus ? » Mais il faudrait connaître les conditions de ce travail supplémentaire.
Que vous inspirent les conclusions de ce rapport ? Faut-il aller plus loin et appliquer réellement les 35 heures
Ce serait une mesure de gauche de relancer le partage du temps de travail en période de chômage massif
L’objectif de ce rapport était de dresser un bilan des 35 heures, pas d’interroger les intervenants sur leurs préconisations pour le futur. Cela étant, dans nos conclusions, nous proposons un certain nombre de pistes qui vont dans le sens d’un réel partage du temps de travail. Pourquoi ne pas envisager de réduire le temps de travail, pas nécessairement sur la semaine, mais en développant des comptes épargne temps qui permettraient aux salariés de prendre des congés sabbatiques rémunérés au bout de plusieurs mois ou d’avoir accès à une formation ?
Lors de son audition, Lionel Jospin a expliqué que si la période n’avait pas été marquée par la croissance, son gouvernement ne se serait pas lancé dans les 35 heures. Or, il me semble que ce serait justement une mesure de gauche de relancer le partage du temps de travail en période de chômage massif. Ce qui implique, oui, d’appliquer réellement les 35 heures, de revoir à la baisse le contingent d’heures supplémentaires… Pour partager le travail avec ceux qui n’en ont pas ou pas assez.
PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE ALET – SANDRINE FOULON10/12/2014